Malaise dans les musées

Publié le par ap

Certains se demandent si les totems et les masques africains sont bien à leur place dans nos intérieurs bourgeois. Je le crois, oui. Soudain nous nous figeons, surpris par leur regard rond dans notre avachissement domestique, au milieu d’une conversation niaise, d’un repas trop chargé, d’une colère futile. Les féticheurs ont placé délibérément chez nous ces juges narquois et dédaigneux. (Eric Chevillard Samedi 15 décembre 2007 - 77 )

Dans un musée de peinture et de sculpture, écrivait Michel Leiris, il semble toujours que certains recoins perdus doivent être le théâtre de lubricités cachées… Rien ne paraît autant ressembler à un bordel qu’un musée. » Savait-il que le nom « Louvre », sa marque aveuglante, trahi par l’étymologie (selon Littré), exhale un parfum de fauve et de foutre, de forêt et de folie louvière, de lupara et de lupanar ?.(Jean Clair - Malaise dans les musées)
 

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Ce petit essai de Jean Clair, né, comme il l’écrit lui-même, d’un désenchantement, pose, à bien des égards, des questions fondamentales sur la place et l’évolution de la culture dans notre société. « Aujourd’hui les musées affrontent les approches les plus désinvoltes et les plus saugrenues. De plus en plus oubliées leurs valeurs identitaires, culturelles et politiques. Allons-nous vers une réalité qui les réduira en entrepôts où puiser des marchandises ? », est-il ainsi annoncé en quatrième de couverture.

Le livre est divisé en trois parties. Dans la première l’auteur revient sur les glissements progressifs de certaines notions de culte, de culture et de culturel et de l’amalgame ou de la confusion qui en découlent. Jean clair écrit : « Le mot culte a gardé son côté terreux, boueux, d’agriculture – défrichements, essartages, clairières, les premiers enclos : le culte est une éclaircie dans la forêt sombre des origines. Dans ce monde paysan, païen (de paganus, paysan), il fallait se concilier la bienveillance des dieux. Le mot culture est à l’inverse tout entier attaché à l’homme, et à l’homme seul : la Renaissance, les découvertes, l’ouverture aux mondes lointains […]. Science et humanisme se sont mêlés ici comme jamais depuis. Puis, avec culturel, on descend d’un cran. Quand le mot culturel a-t-il fini, dans notre langue, par remplacer le mot de culture ? […] La culture est une, le culturel est pluriel.[…] La culture c’était, fidèle à son origine, le culte, la fondation du temple et la naissance, littéralement, de la con/templation, la délimitation d’un lieu sacré dans l’espace et la fidélité à ce lieu. Le culturel, c’est l’exportation, le commerce, la politique des comptoirs. Il arrivait que l’on croise des hommes de culture. On ne rencontre plus guère que des fonctionnaires culturels. ».
Cette argumentation déclinant les termes "culte/culture/culturel" est associée, selon les termes empruntés à Roger Caillois, à trois qualificatifs : "sacré/profane/ludique".

La seconde et la troisième partie interrogent plus particulièrement les effets produits par ces dérives au sein même des institutions qui ont la charge de la conservation et de la présentation du patrimoine. Analysant notamment le projet d’un Louvre des sables, à Abou Dabhi, il met en lumière les intérêts purement lucratifs d’une telle entreprise et ce non au bénéfice de la culture mais bel et bien des intérets de l’industrie ou de la stratégie militaire (la promesse récente de l’implantation d’une base militaire française dans les émirats ne fait que confirmer ces hypothèses).

Enfin, souligne Jean Clair, « il s’est [donc] agi, pour l’état français, de traiter avec une collection privée, propriété de l’émir d’Abou Dhabi », ce qui lui donne l’occasion de poser ici une question déontologique : « Aucun état n’a jamais aliéné ses collections, ni même son savoir faire, aux intérêts d’un particulier. Que le pas ait été franchi oblige à poser la question à laquelle ce livre s’attache : le Musée, enfant des Lumières et de la Nation, peut-il survivre à leur disparition ? »

C’est en effet la question du patrimoine traité comme une vulgaire marchandise qui anime, à juste titre je crois, les propos de l’auteur. Pourtant, il n’y a aucune dimension réactionnaire dans ces lignes, juste un rappel d’évidences qui, visiblement, fait défaut aux responsables d’un tel projet : « On cèdera donc le nom de Louvre comme on avait cédé, quelques années auparavant, le nom de Picasso à un fabriquant d’automobiles. ». Là encore, Jean clair n’est pas tendre : « Dans une économie mondialisée, la finalité du musée serait donc de mettre ses œuvres au service non du public et de la mémoire visible de la nation, mais de sa marque pour faire gagner un point de croissance à la maison France. ».

Le ton du livre est parfois acide, désillusionné, mais somme toute assez juste, et si l'on ne sort pas franchement rassuré par la lecture de Malaise dans les Musées, on est tout de même ragaillardi par la lucidité et l’intelligence des propos de l’auteur.
 

Jean Clair « Malaise dans les musées », Café Voltaire, Ed.Flammarion, octobre 2007
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Je signale aussi, en complément de réflexion, deux autres articles (1, 2) ainsi qu'une une note sur espace-holbein

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E
La pensée de J.C., toujours aussi stimulante.Le Nu et la norme en border-line...
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