Choir (si loin, si près...)
Choir est un verbe. C’est aussi une île. Choir est un lieu où l’on tombe, sans fin. Choir est une chute libre dans un puits sans fond. « Libre » n’est pas vraiment le terme adéquat aux dires des résidants : « imposée » conviendrait mieux sans doute. Choir serait donc une figure imposée, un salto avant – ou arrière, selon la direction du regard et la position de l’île -. Mais, même en effectuant cette pirouette, il n’est pas possible de faire le tour de la question. Attention à l’angle des chutes !
On tombe sur Choir par hasard : on s’y échoue en tombant des nues, et c’est par le même chemin que l’on espère en vain s’en sortir. Choir est grand comme un carré de tissu (de ceux que l’on tire de la poche pour essuyer les morveux). D’ailleurs les qualités géologiques du sol de cette île en sont proches : glaireuses et molles. Mou, Choir l’est par ses sables autant que par ses marécages. On s’y enfonce aussi facilement que l’on se mouche, et l’on s’y enrhume à en mourir. On y meurt à la pelle, à coup de pieux, de pioches, et de pierres ou parfois broyé par les mâchoires de la terre, quand survient un tremblement. A Choir, on vit coupé de tout. Et souvent de ses restes.
Choir est une contrée hostile, peuplée d’individus vils, fantasques et grotesques. L’organisation sociale, les us et coutumes, les faits et gestes de ces êtres révèlent, par plus d’un aspect, un réel manque de savoir vivre. Tantôt hargneux, tantôt pleutres ils s’ébrouent ou s’invectivent telles des bêtes.
Leur seul crédo, douce illusion, est de croire au retour d’un sauveur qui viendrait les arracher à leurs tristes conditions. Choir à un père : Ilinuk, dont la légende dorée, que raconte encore l’un de leurs ancêtres, alimente les rêves d’essor. Avec ce père, Choir et son peuple de rustres, espèrent un improbable envol. A lever les yeux au ciel, ils risquent tout au plus, la douche froide (orages et désespoirs), ou à sécher sur pieds : c’est Choir achevé.
Choir est une île noire (sans orang-outang) et blanche, noire de mouches, blanche de guano, aride et gluante, couverte de punaises. Qui s’y frotte s’y pique (d’un intérêt certain).
Et, rassurons nous, toute ressemblance de ce lieu lugubre et invivable avec notre monde, n’est que purement fortuite.
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Eric Chevillard, Choir .Editions de Minuit, 2010
Illustrations tirées du carnet recouvert "Manual Training", ap 2005