Démons, des merveilles
L’autre soir, aux informations, j’entends un journaliste parler de ce vol de tableaux à Zurich, puis je lis dans Le Monde, un article relatant les faits. Certes ce n’est ni la première, ni la dernière fois que le fait se produit, pourtant ici la situation est presque rocambolesque.
En fait, on dirait presque une scène tirée d’un film de la nouvelle vague. Trois malfaiteurs font irruption dans les salles d’un musée. Un pistolet automatique intime l’ordre aux personnes présentes de se coucher au sol. On décroche des tableaux puis on met les voiles. Le plan dure à peine le temps d’un souffle.
Ensuite, on imagine : le bolide blanc démarrant sur les chapeaux de roues, des virages pris au cordeau, des plans filés sur les bas côtés d’une route, des masques posés sur la banquette arrière, une main qui pousse le bouton de l’autoradio et la nouvelle qui passe en boucle, à peine interrompue par des flashs de publicité… Après, on a le choix : un chemin forestier, un petit aérodrome, un chalet perdu sous la neige, ou le parc d’une maison bourgeoise au bord d’un lac… à moins bien sûr que le véhicule, en ayant stupidement percuté un autre, finisse sa course en flammes dans un champ.

Tous les ingrédients réels et fictifs sont donc réunis et il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que, un jour ou l’autre, ce fait divers serve en effet d’argument à un énième remake cinématographique du genre. Repérages des lieux et préparatifs minutieux, déroulement minuté, suspens et rebondissements… En fonction de l’origine de la production, qu’elle nous vienne d’outre Atlantique, d’Asie ou d’Europe, on pourrait même pronostiquer le pourcentage d’actions, de coups de feu, de sexe et d’hémoglobine. Pourtant, les scénaristes s’intéresseront cependant davantage à la psychologie des personnages ou à la valeur monnayable du larcin, qu’aux objets eux-mêmes.
De ces quatre tableaux dérobés je ne connaissais en fait que « le garçon au gilet rouge » de Cézanne, dont une mauvaise reproduction jaunie ornait le couloir d’une école, que j’ai fréquenté enfant. Les autres tableaux, pourtant réalisés par des peintres dont je connais assez bien le travail, me sont inconnus. "Le portrait du comte Lepic" entouré de ses deux filles, de Degas, me laisse pantois. Quant au van Gogh, une rumeur court déjà pour annoncer que c'est un faux... Par curiosité, je me demande quelles sont les autres œuvres présentes dans cette fondation dont, je dois encore l’avouer, je ne connaissais pas même l’existence.
Et pourtant, en me rendant sur le site de la Fondation Bührle, je n’en crois pas mes yeux. Beaucoup de pièces d’une grande valeur (et dont certaines sont en fait assez connues) se trouvent réunies dans ce qui fut la collection de ce marchand d'armes amoureux de l’art. Outre quelques Corot, Vuillard, Braque et de magnifiques Bonnard dont cette « Femme à la toilette », je croise aussi un superbe Greco,... pour ne citer que ceux là.
Précisons quand même, que Emil Bührle, né en 1890, après avoir suivi des études d'histoire de l'art, s'installe en Suisse dans les années 1920. Il se lance dans la fabrication de machines-outils et, suite à l'invasion de la Pologne, se reconvertit dans la fabrication d'armes qu'il vendra à l'Italie, mais surtout à l'Allemagne nazie. Ayant fait fortune il en consacrera une bonne partie à l'acquisition d'oeuvres d'art impressionnistes et modernes. On peut aussi noter, comme le fait remarquer l'article du Monde, qu'il a été contraint de restituer treize œuvres qui figuraient sur les listes des biens spoliés aux juifs par les nazis. Bref, quand on aime on ne compte pas!
Les oeuvres d'art ont toujours été des valeurs marchandes qui dépassaient la valeur même des objets produits. Quand on y pense, c'est une drôle d'histoire. Un peu de matière déposée sur un bout de toile tendue, une barbouille réalisée parfois dans des conditions de misère ou d'incertitude (c'était en particulier le cas de quelques impressionnistes) et puis un achat, un début de collection.... Il suffit souvent de peu de choses pour que ce qui n'était qu'une question intime devienne un objet d'échange. Il suffit d'un collectionneur et d'un marché pour que l'alchimie de ces couleurs passe à la postérité et soudain attise les convoitises. De leur vivant, Van Gogh ou Cézanne valaient peau de balle, aujourd'hui on se les arrache - on les arrache même aux murs d'un musée contre un possible rançon! -. Un Monet vaut sans doute plus cher qu'un canon. Les oeuvres passent de mains en mains, comme des billets, mais les seuls à tirer profit de ces richesses ne sont pas toujours ceux qui les possèdent...