Visite aux demoiselles (1)
Je me souviens de l’émotion éprouvée en découvrant le tableau accroché au dernier étage du Musée Picasso, lors de l’exposition de 1988. Les dimensions d’abord (244 x 234 cm), puis la luminosité des bleus et la matité des roses. Je me souviens encore de la réflexion d’un élève qui s’était exclamé : « C’est comme du papier froissé ! On dirait qu’il vient de déballer un paquet cadeau !... », et de son embarras à préciser la nature du cadeau.
Cette idée d’un espace froissé, je l’utilise encore lorsque je dois présenter le tableau à des étudiants. Cela permet notamment de faire le lien avec la peinture du Gréco et cette façon si particulière de représenter les plis de l’étoffe ou la lumière du ciel au-dessus de Tolède.
La formule sert surtout à parler de la fracturation et de l’effraction que propose ce tableau dans l’histoire de la peinture moderne.
La fracturation se trouve aussi bien dans l’idée de profondeur spatiale car la frontalité y est totalement assumée que dans la représentation même du nu (distorsion du canon esthétique). L’effraction, quant à elle, est liée à l’introduction forcée (mais volontaire) dans ce sujet assez classique - une scène montrant plusieurs nus féminins - d’une source d’inspiration non occidentale, amplifiant en cela la question amorcée par Gauguin.
Si l’influence de Lautrec de 1898 à 1901, puis de Gauguin de 1901 à 1905 sont évidentes dans les travaux de ces deux périodes, Picasso ne puise cependant pas à une seule source.
La part de citation directe dans le motif et dans le principe graphique (la place des cernes par exemple), ou d’emprunts stylistiques, de Cézanne à Ingres en passant par Delacroix, l’art primitif, la Grèce antique ou classique et la statuaire égyptienne, font des Demoiselles d’Avignon un véritable melting pot.
Œuvre hybride, elle assume ses paradoxes et son hétérogénéité, les revendique même. En un mot c’est ce que l’on appelle un manifeste et bien que l’œuvre ne soit rendue publique qu’en 1939 quelques uns des amis de Picasso, après avoir vu dans son atelier, un premier état des Demoiselles d’Avignon en tireront rapidement la leçon. C’est en 1906, en effet, que Braque, peint Le Grand nu et que Matisse achève Le bonheur de vivre et commence à travailler sur l’esquisse de Luxe I et Luxe II.
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