Sous la chute d'eau
(Arshile Gorky)
Sur un fond vert sombre, posées à la verticale, se détachent des masses ocre et rose, évoquant par leur aspect arrondi un principe de blocs empilés (ou des racines).
Sur la gauche, la partie basse de cet enchevêtrement est baignée d’une zone plus lumineuse qui dissout en partie les frontières entre les formes. Sur la partie supérieure, à droite, des éléments plus distincts laissent deviner dans un jeu d’emboitements plus géométriques quelques signes plus dessinés, marqués de couleurs plus vives et plus tranchées. Les lignes y sont discrètes, souvent absorbées sous un balayage de touches serrées et transparentes ainsi que par de larges pans fluides.
Les pigments fortement dilués à l’essence sont déposés par couches légères laissant respirer sous les retours de brosses les sous-couches, ou ruissellent en nappes, produisant simultanément l’effet d’un espace vibrant et flottant.
Ainsi, on apprend que la toile fut très certainement réalisée à New York, après un séjour de quelques semaines dans le Connecticut, l’été 1942, séjour durant lequel Gorky dessina beaucoup en s’inspirant du paysage.
Cependant, le témoignage précise que le motif de Waterfall, contrairement à celui de Housatonic Fall (datant de la même période), n’est pas inspiré de la grande cascade de la rivière Housatonic, mais plutôt « d’une petite chute d'eau dans un bois ».
En outre, mis à part un dessin intitulé Waterfall, qui n’a pas grand-chose à voir avec la peinture du même nom, il ne semble pas qu’il y ait de trace d’étude préalable, ou tout au moins, que celle-ci n’a pas été retrouvée.
Il existe cependant une autre peinture qui porte le même titre et qui présente une grande similitude d’architecture avec la peinture de la Tate Gallery, mais dont le traitement pictural est fort différent. Sur un fond blanc gris-bleu, la charpente linéaire qui se détache nettement est ponctuée par endroits de taches de couleurs, brunes, bleues, rouges et jaunes. Les formes dessinées de cette première version de Waterfall permettent d’une part de mieux comprendre l’organisation sous-jacente de la seconde et, d’autre part de rendre évident l’interprétation anthropomorphe des éléments de ce coin de nature.
Des premiers travaux marqués par Cézanne aux compositions géométriques des années 30 empruntant autant à Picasso, Hélion, ou Miro… - comme, d’ailleurs, chez d’autres artistes américains de cette génération - la peinture de Gorky acquiert une maturité plastique au début des années 40. Ces changements sont perceptibles autant dans les sujets que dans le mode d’expression : une facture plus souple, une mise en espace moins abrupte et surtout une ambivalence des figures représentées, ce que certains, sans doute en référence aux compositions de Kandinsky, qualifieront de plus « lyriques ». Il est un fait que sur cette dernière décennie on repère dans l’ensemble des oeuvres de Gorky une plus grande élasticité, une montée en puissance des effets chromatiques et un relâchement de l’application de la couleur : en un mot une respiration plus ample, un épanouissement qui, d’ailleurs, à en croire les différent témoignages, coïncide avec une période plus heureuse de son existence (tout au moins entre 1941 à 1946).
Si Gorky a sans doute trouvé dans la nature encore sauvage du Connecticut les motifs de Waterfall, il a aussi renoué avec les thématiques qui plantent le décor de la peinture moderne : Le déjeuner sur l’herbe de Manet et la série des baigneuses de Cézanne. Chez l‘un il se souvient des tonalités, des ambiances colorées... chez l’autre la place (la fonction) du corps au sein du paysage, et ce, sans perdre de vue les jeux des métamorphoses surréalistes.
On l’aura compris, Waterfall (celle de la Tate Gallery tout particulièrement) est une œuvre de synthèse qui enchaine – ou plutôt combine– ces différentes propositions avec un bel équilibre. Rien d’étonnant donc à ce que cette peinture soit l’une de celle que l’artiste lui-même considérait avec une affection toute particulière.
Au-delà des références visuelles qui ont pu interférer avec le paysage lui-même, on sait que le travail de Gorky contient une certaine nostalgie de son histoire et de son Arménie natale, qui a toujours ressurgi d’une façon plus ou moins directe dans ses peintures. Aussi on peut supposer que, peignant ce trou de verdure, ou d'autres paysages (Connecticut, Virginia), il renouait avec des figures de son passé.
Qui n’a jamais éprouvé, au détour d’un chemin, dans un lieu qu’il ne connait pas, l’impression d’être déjà venu, ou de reconnaître l’éclat d’une lumière, de retrouver la luxuriance d’une image intime et confuse mais fondatrice de son imaginaire : une image primitive ?
La thématique du jardin ou de la chute d’eau (souvent présente dans les dernières peintures de Gorky) n’est peut-être pas indifférente à cette idée d’un cycle, d’une résurgence, d’un retour aux sources. Les formes évanescentes ou mouvantes qui oscillent sous la lumière filtrée d’un feuillage, métamorphosant les roches et les troncs en d’improbables figures, ravivent certainement celles d’un passé enfoui. Que les pierres prennent chair relève souvent, on le sait, de la puissance onirique de l’enfance.
Il existe un poème de Thomas Hardy qui pourrait d’ailleurs faire écho à ce que contient cette peinture d’Arshile Gorky. Celui-ci s’intitule justement « Under the waterfall », l’auteur y évoque précisément les questions de la mémoire (discrète mais tenace) d’un instant amoureux près d’une chute d’eau que ravive sans cesse le simple mouvement d’un bras plongé dans l’eau d’un bassin. Il est probable que Gorky ait eu connaissance de ce poème qui est aussi une métaphore de la survivance d’un bonheur perdu (d’un Eden?) incarné par un coin de nature.
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Une rétrospective Arshile Gorky est actuellement visisible à la Tate Gallery