Retour à la source (3)
(Giorgione)
La Tempête fait partie de ces tableaux qui, par la composition de la scène autant que par le sujet, a intrigué, et intrigue encore, suscitant diverses interprétations. Ainsi, certains, prenant en compte l’importance accordée ici au paysage, mettent en avant la représentation des quatre éléments. D’autres se concentrant davantage sur les figures avancent qu’il pourrait s’agir, soit par les attitudes, soit par les positions qu’elles occupent dans le paysage, d’une allégorie des caractères humains. D’autres encore y ont reconnu tantôt une transposition d’un épisode biblique (Adam et Eve après avoir été chassés de l’Eden ou une allusion à La fuite en Egypte), tantôt un récit mythologique (L’enfance de Paris, une allusion à La nymphe Io allaitant son fils sous la surveillance de Mercure )…
Prenons par exemple cette dernière proposition dont il a été signalé, en effet, que le tableau, dans la collection de Gabriele Vendramin, était initialement identifié sous le titre de “Mercurio e Isis”.
Zeus, ayant une fois de plus cédé à la tentation en séduisant la jeune Io, cru bon de masquer ses frasques aux yeux de son épouse en transformant momentanément la jeune nymphe en génisse (Zeus manquait parfois de tact). Flairant l’entourloupe, Héra, l’épouse trompée, demanda à ce que ladite génisse lui soit offerte et en confia la garde à « celui qui voit tout », Argos Panoptes. Hermès (Mercure chez les Romains), déguisé en berger serait venu délivrer la génisse en endormant, d’une douce musique, son gardien…. Libre, la belle, devenue Isis, se serait réfugiée sur les bords du Nil pour donner naissance au fils de Zeus, Epaphos…
Brièvement résumé, ce mythe pourrait en effet, au travers de quelques uns des éléments (le berger, la femme qui allaite un nourrisson, l’éclair divin…) faire écho à ce que l’on croise dans la peinture de Giorgione. Les ingrédients seraient là, décrivant simultanément différents temps du récit. Mais, il apparait bien vite que d’autres éléments (comme la ville ou les ruines) n’ont pas été pris en compte.
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Une radiographie de la Tempête, réalisée en 1939 a révélé ce que laissait déjà entrevoir un recouvrement : sous la figure masculine se trouvait la présence d’une baigneuse assise au bord de l’eau. Une analyse plus poussée a par ailleurs conclue que la figure de gauche précède l’autre figure féminine disposée sur la droite.
Ce repeint peut évidemment indiquer plusieurs choses, mais deux idées retiennent l’attention : soit l’artiste a modifié en cours de route le sens de sa composition - ce qui peut laisser penser que le sujet n’était pas décidé d’avance mais s’est imposé en cours de travail - soit il a réutilisé après coup une toile comportant déjà le motif d’une (ou de deux femmes ?) et en a rectifié la signification en substituant au personnage de la baigneuse (une nymphe ?), un berger (un soldat?), ou, de façon plus générale, une femme nue par un jeune homme habillé.
Si l’on retient le thème des deux femmes dévêtues, qui ont du se côtoyer quelque temps avant le dernier recouvrement - dont l’une s’apprête au bain et l’autre donne le sein - celui-ci évoque quelques scènes identifiées de la mythologie grecque ou romaine. On pense, surtout à Vénus et Cupidon près d’un ruisseau où se baigne l’une des nymphes. On se souviendra à ce sujet que cet enfant, né d’une relation adultère avec Mars, déclencha la colère de Jupiter au point qu’il voulu le soustraire à Vénus, mais celle-ci avertie cacha Cupidon dans un bois...
Dans ce cas, le remplacement du personnage féminin par celui de ce jeune homme (Mars ?) aurait peut-être donc eu l’avantage de réunir l’ensemble des protagonistes. Rien cependant n’est moins sûr, car si la radiographie témoigne du processus – hésitation ou transformation d’un motif initial - aucun indice précis ne permet d’affirmer qu’il s’agit bien là de l’une ou de l’autre des figures de ce mythe, pas plus qu’il ne permet d’assurer que nous aurions affaire à Hermès et Io, à L’ enfance de Paris…
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Dans son introduction au chapitre consacré à la peinture Vénitienne (de Giorgione à Véronèse), Lionello Venturi rappelle les différences profondes qu’il existe entre les conceptions esthétiques développées à Florence et celles pratiquées à Venise : « A la vision florentine fondée sur le dessin, les proportions, la construction et la perspective, Venise opposa une vision faite de masses chromatiques pouvant absorber les hommes aussi bien que les choses. »
D’un côté, donc, une conception humaniste, raisonnée et ordonnée du monde, de l’autre une approche sensible de l’espace, une représentation plus sensuelle et attentive aux phénomènes de la nature. Venturi écrit encore : « Quand les Florentins, Alberti par exemple, écrivaient un traité sur l’art, ils s’appliquaient surtout à découvrir une vérité scientifique. Au lieu de rechercher, comme eux, un ordre perspectif, le Vénitien Dolce, au contraire, écrit en 1559 que le commencement de la peinture est au-delà de l’ordre et que la nécessité des motifs naturels ne doit paraître en peinture ni étudiée ni recherchée mais produite au hasard. »
C’est en s’appuyant sur ces principes, qui fondent une pensée moderne de la peinture (préférant le concept d’’invention à celui de composition), que Venturi propose en particulier une lecture des œuvres de Giorgione.
En ce qui concerne la Tempête il insiste, lui aussi sur le processus de création révélé par la radiographie du tableau, et qui, selon lui, fait apparaitre une grande liberté d’élaboration échappant à toute logique d’un sujet préexistant, voire d’un sujet tout court, programme qu’il résume par une formule : « La tempête est le premier tableau qui représente un paysage avec des figures et non des figures dans un paysage », indiquant par là que le seul sujet de ce tableau réside dans la représentation de la nature et que les trois figures (homme, femme, nourrisson) n’en seraient que les éléments secondaires, présences nécessaires à participer à l’atmosphère ambiante …
Gabriele d’Anununzio, quant a lui, interprète la relation des figures comme une sorte de vision : « La femme et l’enfant, écrit-il, ont évidement le caractère d’une apparition fantastique, d’une de ces intenses hallucinations qui prennent le relief de la réalité. L’homme placé à gauche, séparé du groupe, a l’aspect de celui qui, dans la solitude, est tout entier absorbé en une contemplation intérieure. Il est seul. Il n’a pas de lien avec les autres figures comme avec des créatures vivantes et proches. Il ne fait aucun geste vers elles parce qu’il sait ne pouvoir les atteindre et parce qu’il sait être seul. »
Kenneth Clark penche aussi en faveur de cette idée : « il fait peu de doute qu’il s’agit là d’une rêverie libre et imprévue. […] Son charme provient de ce qu’elle défie toute logique, de l’étrange isolement des personnages qui semblent s’ignorer les uns les autres, ou de l’orage qui s’approche et du caractère inexplicable des ruines à mi-distance, qui n’auraient jamais pu faire partie d’un édifice réel. »
Ces différentes interprétations, quoique citées ici de façon partielles, semblent en fait éluder une partie des éléments (voire parfois ne pas s’en soucier du tout) pour amplifier un aspect ou l’autre de cette peinture. Par manque d’indices facilement lisibles (codes habituels du genre), elles déplacent la question ou illustrent un concept qui leur est cher. Peut-on leur en tenir rigueur sachant que l’œuvre résiste effectivement assez bien à toutes les entreprises d’explications sommaires ?
Pourtant, concernant l’idée de l’œuvre qui se construit au fur et à mesure, il semble difficile de lui accorder trop de crédit, étant donné le faible nombre de repentirs qu’il existe dans ce tableau (même si le changement observé plus haut n’est pas anodin). Il n’y a non plus, me semble-t-il, aucune raison particulière qui peut laisser penser qu’une commande - puisqu’il semble avéré qu’il s’agisse bien de cela - ne soit pas directement liée à un sujet déterminé par le commanditaire, ou tout au moins convenu entre les deux parties. Dans le cas d’une commande privée, il est possible que celle-ci soit restée assez vague, et que le sujet n’ait pas été « l’illustration » de telle ou de telle histoire, mais davantage la représentation d’une situation, d’un contexte ou d’une idée plus générale liée notamment à la conception philosophique et esthétique qui avait cours à Venise, ce qui d’ailleurs ne retire rien à la liberté d’écriture ou à la part d’interprétation laissée au peintre.
Donc, et puisqu’aucun document historique ne témoigne que, pour la réalisation de La Tempête, Giorgione se soit appuyé sur un récit particulier, rien non plus n’interdit de penser que sa mise en scène n’ait été inspirée par les lectures et les idées du cercle des intellectuels vénitiens qu’il fréquentait.
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« Et toujours la foudre gronde, et l'air froissé s'entrouvre pour faire place à l'éclair. »
Stace, Thébaïde, Livre 1
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