En ce jardin...(2)
«Il faut faire du fantastique avec le banal.»
Max Ernst
2 - Les poches des choses
Les tableaux de Max Ernst sont souvent des pièges du regard qui se livrent rarement à une première lecture. Par exemple, on s’empresse de parler de « la Vénus » de Cabanel, alors qu’il ne s’agit bien évidemment que d’une reprise (ou peut-être même l’une des nombreuses variantes) du motif de la nymphe endormie.
En passant plusieurs de ces peintures académiques au crible du cache utilisé par Ernst sur son tableau, beaucoup pourraient faire illusion, même si aucune ne correspond vraiment. Cette position ultra classique, que Cabanel n’a pas inventée mais lui-même récupérée chez les artistes de la Renaissance, est précisément l’élément avec lequel joue Ernst pour bluffer le regardeur (« on dirait, ça ressemble presque, donc c’est… »)
Un examen plus précis des détails laissés visibles avec la Vénus ne fait aucun doute sur la différence entre les deux nus.
Ni la position des pieds, ni celle du genou, ni le pubis et la courbe de la hanche, ni même la pointe du sein ne sont identiques. Et je ne reviens pas sur la présence de l’anneau du serpent, ni sur les jeux d’éclairage… Ce nu, d’un illustre inconnu - enfin : une simple analyse aux rayons X permettrait certainement, si ce n’est déjà fait, de retrouver la signature et peut-être même la date de réalisation - peint dans la manière académique, et dont, probablement, même le sujet représenté est différent, pouvait cependant faire illusion.
Le masquage partiel réalisé par Ernst, en ne conservant de ce nu que les éléments les plus proches de la Vénus de Cabanel – et encore, je ne suis même pas certain qu’il se soit soucié de ce tableau là en particulier – induit donc sur une fausse piste. Plus qu’une allusion historique ponctuelle (liée à une soit disant commémoration ironique du succès de cette œuvre au salon de 1865), je préfère voir dans le choix de ce nu une référence plus large à l’histoire d’un regard sur la peinture, et à la récurrence obsédante de ce motif qui la traverse.
Autre exemple, la carte censée représenter la Touraine s’avère rapidement farfelue, à en juger par les flèches contradictoires qui indiquent la direction des eaux des deux fleuves (alors que l’Indre est un affluent de la Loire). D’ailleurs, toujours en observant de près le bleu qui matérialise l’eau de L’Indre, on s’aperçoit qu’il est posé sur du vert, ce qui laisse penser que l’intention de Max Ernst n’était sans doute pas de figurer un cours d’eau à cet endroit, mais bien une bande de terre.
Ce repentir assez visible est aussi présent dans la sous-couche du bleu de la Loire. Il semble donc que l’idée de la géologie première par la coupe de terrain révélant en son sein un corps (Gaia ?) presque trop frontale (et surtout trop évidente !) ait été modifiée in fine par l’ajout des deux fleuves perturbant définitivement le point de vue, et produisant simultanément un horizon, une vue aérienne et un plan de coupe.
Mentalement, il ne s’agit rien moins que d’un collage, visuellement l’œil hésite à trouver son assise. L’ajout des flèches qui produisent un sens giratoire inattendu, nous entrainant dans un vertige, marque une volonté évidente d’éviter tout repère réaliste.
La Carte du tendre était, elle aussi, un espace fictif, et nul doute que Ernst y fasse ici allusion, plus d’ailleurs pour la logique allégorique de sa topographie que pour sa mignardise.
Toujours à propos de la question de la carte (dont trop rapidement, sans doute, on accepte l'idée, en tenant compte de la présence des codes conventionnels des couleurs et des annotations, quoique sommaires et naïves), il se pourrait tout aussi bien que ces formes, par leurs circonvolutions et leurs plis, voire leurs poches, renvoient aussi à celles des coupes anatomiques du corps humain dont l’artiste a maintes fois fait usage, et dont, il faut bien en convenir, les similitudes géométriques invitent à une possible superposition : strates, terre, matrice, moule, cavité, bassin, circulation des liquides...
Ceci serait somme toute assez logique puisque le soit disant paysage d’Ernst, tout comme la géographie génitale (dessinée ou moulée) d’une femme enceinte abritent chacun la présence d’un corps. Ils sont « porteurs» en somme, l’un dans les plis de chair, l’autre dans ses couches sédimentées de la terre, d’une figure naissante ou renaissante. Il n’en demeure pas moins que chez Ernst, pourtant, cette figure lovée dans les cavités de la terre contient une part ambigüe.
Dans "Le jardin des délices" de Jérôme Bosch, on retrouve cette façon de jouer de la peau, de la coque, ou de la bulle qui enveloppent les couples, montrent ou masquent, selon la texture choisie. Dans ce triptyque sont illustrés les péchés de la chair et les châtiments divins. Le panneau central (le Jardin des délices – l’âge d’or) présente une humanité qui, hors de toute notion morale (ou immorale), s’adonne à tous les plaisirs.
Cette figure enfouie au cœur d'un jardin, endormie par quelques maléfices (un morceau de pomme ou la piqure d'un serpent suffisent parfois…), sédimentée sous les couches de peinture qui constituent à la fois son écrin, son cocon ou son cercueil, attend depuis le fond des âges. Elle est la promesse de tous les plaisirs et les dangers des délices, enlacée par le flux circulaire des ondes qui retourne malicieusement le nom de Vénus en mont de Vénus.
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Ne serions nous pas ici, finalement en présence du souvenir de l’Eva prima Pandora (Pandore), celle peinte par Jean Cousin vers 1550, dont le corps laiteux est allongé à l'entrée d’une caverne qui ouvre sur un fleuve? A son bras glissent les anneaux d'un serpent. L’urne, dont elle soulèvera bientôt le couvercle, libérera tous les maux de l’humanité. Seule l’Espérance (qu'elle contenait aussi) plus lente à s’évaporer restera enfermée dans l’urne.
Max Ernst ne pouvait que se reconnaitre, je crois, dans ce geste de Pandore, lui qui toute sa vie n’a cessé de soulever le couvercle des apparences.

Comme l’avait très justement observé Tristan Tzara, dans un ouvrage1 consacré à son ami: «Nul mieux que Max Ernst ne s'est entendu à retourner les poches des choses»
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1 - Tristan Tzara, Max Ernst, œuvres de 1919 à 1936, Editions Cahiers d’art, Paris, 1937 - P.118