Amorces (9)

Publié le par ap

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Au huitième chant de l’Odyssée on lit que les dieux tissent des malheurs afin que les générations futures ne manquent pas de sujets pour leurs chants…  Borges. Enquêtes

9 - La viste


Au fond de la ruelle étroite une large porte grise donnait sur une vaste cour cernée de façades glacées. Comme à son habitude il s’engagea entre les piliers de béton lissé pour accéder à l’escalier de desserte, arpenta plusieurs couloirs vides avant de gagner l’aile du pavillon des soins de longévité. La lumière fade qui filtrait par les baies dépolies lui donnait l’impression étrange de naviguer dans un aquarium. Passant devant la salle des visites il s’arrêta un instant pour vérifier qu’elle n’était pas là. Elle s’y tenait rarement, préférant la calme obscurité de sa chambre. Devant la porte 510, il hésita un instant puis sans frapper, fit glisser lentement le battant sur son rail. Une faible lueur verte provenant de la lampe de chevet basculée en veilleuse signalait qu’elle était bien là. Il avança le plus discrètement possible pour la surprendre comme il s’y attendait assoupie dans le fauteuil. Il contempla son visage penché en avant, les mains noueuses croisées sur l’étoffe à carreaux roses et gris et les pieds nus dépassant plus bas de la couverture. Il s’approcha pour relever doucement la mèche rousse et déposer un baiser sur son front. Deux yeux bleus s’éclairèrent suivi d’un sourire.

-          Bonjour Jonas, je t’attendais...

-    Bonjour maman… Je suis un peu en retard. Il y avait beaucoup de patients au dispensaire

-          Ce n’est rien Jonas, le temps ne compte plus pour moi, tu sais… Tu as l’air fatigué…

-          Oui !... On ne peut rien te cacher. Et toi comment te sens-tu ?

-         Les soignants disent que je risque de les ennuyer encore pour un moment… En fait je crois qu’ils en ont marre…

-          Mais non, ils ne pensent pas ça ! C’est leur façon de parler…

-          Je le sais… C’est peut-être moi qui pense que le moment de partir est venu.

-          Ne dis pas ça !

-          Jonas …

-          Oui ?

-          Je voudrais te parler… Ce sont des choses anciennes…

Jonas s’était assis sur le bord du lit, il savait ce que sa mère allait dire, il le savait pour l’entendre à chaque visite depuis des années, et ce depuis qu’elle était entrée au service des soins de longévité. Les soignants lui avaient dit lors de l’admission que les traitements auraient rapidement des effets sur le comportement et qu’à partir de là la patienet entrait en phase de dédoublement Jonas connaissait ces traitements, il avait lui-même contribué à la création de l’une des molécules dans le laboratoire de Marc Tavier. Il savait que l’injection quotidienne du produit additionné aux autres doses de médicaments produisait certes une prolongation de longévité mais aussi, simultanément une rupture progressive du rapport à la réalité. Vieillir comme on disait autrefois, était devenu possible au-delà des espérances connues, aujourd’hui on disait durer. Durer, parce qu’on ne connaissait pas encore le terme exact de cette prolongation artificielle… Alors que sa mère avait entamé son monologue, le regard de Jonas erra un instant sur le mobilier sobre de la chambre, le même qu’il y avait 20 ans…  Il ferma les yeux la voix sans âge roulait sur une plage de galets.

Jonas revoyait le jour où sa mère était venue ici pour la première fois. C’était peu de temps après la disparition de son père. Il revoyait en détail le trajet en tramjet depuis les faubourgs jusqu’ à la salle d’attente, il se souvenait avec précision de la lumière dorée de ce derniers jours de l’année, des traînées oranges sur les façades, de la foule empressée qui,en tous sens parcourait les rues. Il se souvenait également des soignants en blouses bleues qui circulaient dans les hauts couloirs baignés de lumière, des murs mauves fraîchement badigeonnés de la salle où il avait attendu seul, assis sur une chaise que sa mère ressorte de la  pièce d’examen, le sourire de cette jeune femme qui s’était accroupie à sa hauteur pour s’inquiéter de savoir si il était perdu… Plus que son sourire, c’était l’ovale entier de ce visage encadré de mèches brunes qui était resté inscrit dans sa mémoire. A la réponse de Jonas, elle avait baissé les yeux, s’était pincée les lèvres puis avait simplement posé sa main sur un de ses genoux. La main aussi : la chaleur de cette main étrangère était restée imprimée de façon durable… Puis sans rien ajouter elle s’était relevée et avait rejoint un groupe de blouses bleues qui l’attendait plus loin. Jonas l’avait vu s’éloigner en échangeant quelques mots avec les autres. Quelques uns s’étaient retournés sur lui avant de disparaître dans l’ascenseur… L’attente avait été longue et jonas ne comptait plus les allés et venue de ces jambes qu’il balançait à quelques centimètres des dalles de plastinium vert. Et puis sa mère était ressortie, l’avait pris par la main. Il avait remarqué les morceaux de sparadrap jaune barrant les poignets…


Subitement Jonas ouvrit les yeux. Quelque chose d’inhabituel venait de se passer dans le ressac des mots de sa mère. Une bifurcation de l’ordre établi venait de se produire dans son monologue. Quelque chose qu’il n’avait en effet jamais entendu. Il se pencha en avant pour se concentrer sur le mouvement régulier des lèvres, les yeux de sa mère fixaient un point derrière le mur. Jonas ouvrit sa sacoche en sortit sa console, enclencha le bouton de l’enregistreur intégré

« …nous sommes partis à l’aube, le zodiac longeait de la côte. J’étais à l’avant près d’Ulysse qui vérifiait comme à son habitude les instruments de vue. Marine a plaisanté sur mos combinaison de plongée qui étaient dépareillées… C’est vrai, ce n’était pas très élégant mais la base nautique n’avait pas prévue de vestes hypothermiques à notre taille et il avait fallu emprunter celles des gardes côtes… Et puis il y a eu ces bancs de sable… les cardans de contrôle s’affolaient… »

[...]

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