Nocturne

Publié le par ap

(Alfred Leslie)

Montigny 2004

J’ai eu quelques temps, accrochée au mur de mon atelier de Montigny, une petite reproduction d’une peinture qui côtoyait le Toréo mort d’Edouard Manet, images découpées au hasard des revues qui accompagnaient mes réflexions. Je savais qu’il s’agissait d’une peinture d’Alfred Leslie mais j’en ignorais le titre et n’avais pas d’autres informations sur ce que représentait réellement cette composition.

Dans un espace sombre, un groupe de personnages descendait depuis une plate-forme le corps d’un homme disposé sur une civière. Ce groupe était constitué pour l’essentiel de quatre jeunes femmes vêtues de courts shorts en jean et de maillots de bain et d’un homme en tenue blanche.

La scène assez théâtrale, le jeux de lumières et le sujet lui-même était visiblement inspirés de la peinture du Caravage, la mise au tombeau datant de 1604. Cette même peinture du Caravage avait d’ailleurs aussi servi de modèle à deux variations de Paul Rubens l’une de 1612 et l’autre de 1617.

Le travail d’Alfred Leslie n’a cependant pas toujours été figuratif. A la fin des années 1940, il s’affirme comme l’un des peintres les plus talentueux de ce qu’on à appelé de l’École de New York, proche entre autres de W.de Kooning, P.Guston, R.Motherwell… Après une première exposition en 1950 montée par Clement Greenberg, son travail est rapidement présenté dans de nombreuses expositions collectives des plus prestigieux musées américains et internationaux. En 1959, il participe à la Biennale de São Paulo. (voir). Très tôt cependant, Alfred Leslie manifeste un intérêt pour différents médiums dont la photographie et le cinéma expérimental comme, par exemple Pull My Daisy (1959) réalisé en collaboration avec Robert Frank et Jack Kerouac et The Last Clean Shirt  (1964) réalisé avec Frank O’Hara…

Au début des années 1960, sensible aux idées sociopolitiques de l’époque, proche du mouvement Beatnic, il réalise ses premiers portraits de grandes dimensions « en grisaille ». Alors qu’il prépare une exposition de ses peintures récentes au Whitney Museum, en octobre 1966, un incendie ravage son atelier détruisant la totalité des ses travaux.

Pourtant, le 24 juillet de la même année, c’est un évènement d’une autre ampleur qui devait le toucher profondément le toucher : à l’aube, de retour d’une soirée organisée par un de ses amis, le poète Frank O’Hara se trouvait dans un taxi de plage, à Fire Island, lorsque l’un des pneus du véhicule s'est soudainement détaché : sorti du taxi et alors qu’il se tenait à proximité, il fut heurté de plein fouet par une jeep des gardes-côtes qui approchait à vive allure. Mortellement blessé, il devait décéder deux jours après, à l’âge de 40 ans.

Frappé par la disparition brutale de son ami, Alfred Leslie conçut, dans les jours qui suivirent, le projet d’un ensemble de travaux qui, sur un mode semi fictionnel, rendrait compte de cet évènement. Double travail de deuil, donc qu’il semble entreprendre de 1966 et 1980 et qui aboutit à "The Killing Cycle", nom générique de ce travail. Celui-ci est composé d’une série de six grands tableaux. Plusieurs dessins préparatoires et de nombreuses esquisses et lavis accompagnent cette démarche.

 La peinture que j’ai évoquée plus haut, et qui représente le transport du corps inconscient de Frank O’Hara par un groupe de personnages, fait partie d’un de ces cinq tableaux : il s’intitule The Loading pier (L'embarquement au ponton) et date de 1975.

Connaissant l’issue tragique de l"accident, il est donc assez évident que l’image de la Mise au tombeau se soit imposée à Leslie. Le choix du Caravage est lui aussi assez compréhensible par rapport à d’autre œuvres présentant le même sujet, notamment pour la théâtralisation souhaitée de l’évènement. 

On peut d’ailleurs déceler la référence au Caravage dans une seconde toile The téléphone call (1970-71) proche me semble-t-il de La conversion de Saint Paul (1601), la masse de la jeep, en contre plongée, étant substituée à celle du cheval blanc. La jeep représentée dans ce tableau fut d’ailleurs, comme le retrace les photographies de l’album « The crane and the jeep », transportée dans l’atelier de l’artiste, montée sur une plateforme pour y servir de modèle.

Cette série de peintures, de style réaliste, qui relate la mort tragique de O’Hara, peut-être considérée comme un retour à la peinture « d’Histoire ». En 1969, qualifiant lui-même ce virage esthétique de postmoderne, Alfred Leslie laissait entrevoir que des artistes tels que  Poussin et Caravage - mais aussi me semble-t-il Füssli - pourraient bien redevenir une source d’inspiration pour les artistes de son époque.

A. Leslie - The Accident 1970 - Füssli -Gravure pour Macbeth, 1770

 

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