Ruminations #3 (se déborder)

Publié le par ap


« Se » déborder. Qu’est-ce à dire ? Que lui fallait-il ainsi franchir ou dépasser ? De quoi fallait-il s’affranchir ?


En considérant les premières œuvres très expressionnistes de Pollock, on perçoit déjà l’importance de la courbe dans la construction des sujets représentés. La parenthèse qui enveloppe le convoi dans le paysage nocturne de Going West (1934) nous aspire vers la tache éblouie de la lune, de même, le nuage blanc et mou qui coiffe le paysage marin de Boats in Menemsha Pond (1934) semble dessiner les contours d’un monstre inquiétant à la pupille injectée, les silhouettes malingres, penchées sur la terre aride du champ de coton, dans Coton picker (1935) ressemblent, dans l’enroulement des tissus des sacs qu’elles portent, à des sortes de chrysalides, la figure mi-assise, mi-dansante de Mother (1933) est, pour sa part, toute droite sortie des obscures scènes sabbatiques figurées par Goya. 

Les couleurs autant que la lumière de ces premières peintures sont lugubres et emprunts d’un fort sentiment de vertige, voire d’une certaine morbidité, qu’accusent des contours sinueux et très marqués qui découpent les figures.

L’ouest n’est pas épique et, sans doute, Pollock traduit-il ici le malaise de "la grande dépression". Serait-ce dans ce même état d’esprit que, dès 1938, les figures guerrières de Naked man with knife, proches dans l’esprit de celles figurées par Picasso (dans Guernica) ou Masson (dans les Massacres) enveloppées d’un cerne encore plus dur, répondent à la guerre qui embrase déjà l'autre côté de l'Atlantique?

Simultanément les figures s’animalisent, un bestiaire ancien, puisé tant dans les mythes de la Grèce Antique que dans leurs différentes transcriptions surréalistes, s’intègrent au motif toujours plus sombre et agressif. Scène de meurtres se confondent à celle de la naissance (Bitrh 1941) ; plaies, trous, yeux, vulves s'enroulent dans une même écriture. Picasso est là, Miro le talonne, Masson fait le trait d’union.


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Pollock, entre 1939 et 1948, se bat visiblement entre le dessin et les motifs empruntés à cette culture européenne dont il mesure l’emprise sur son propre travail. La première solution consiste à s’affranchir du cerne en cherchant une ligne plus aérée, moins fermée. La seconde conduit à séparer les surfaces du tracé. La troisième à supprimer le surfaçage de remplissage en privilégiant essentiellement la ligne. Prendre de vitesse le sujet figuré, le débusquer par la ligne. L’enfouir aussitôt. Se déborder pour éviter les figures tutélaires massives. Laisser venir la ligne dans ses circonvolutions. La vitesse déborde la pensée, dépasse la maitrise du geste. L’œil ne conduit plus la main : le tracé s’emballe. La trace, c’est la figure débordée, dilatée, ouverte. Dès 1945 (Night cérémony,The water Bull, Circumcision) les travaux contiennent les germes de ce que le pinceau ou le bâton balancé au-dessus du support appellent.

Pour gagner en vitesse, il faut éviter le frottement (Sounds in the grass) : décoller l’outil de la surface. Ce que l’on perd en précision on le gagne en fluidité. Accompagner la coulée, travailler la détente, la décharge du pigment. L’espace du tableau de chevalet est désormais trop étroit pour accueillir les soubresauts et les dérapages produits par l’ampleur des mouvements, même retenus (Free form, 1946). Le sol et la toile déroulée s’imposent comme un espace d’exploration de ce dépliage de la ligne.


[…] 

De même que les Impressionnistes ont développé la touche juxtaposée, pour ne pas altérer les tons et gagner en temps de séchage, ou ont imaginé qu’une toile déjà blanche leur laisserait toute la lumière "par en-dessous", de même Pollock en cherchant à s’affranchir de la pesanteur du dessin trouve ses outils. Il n’a cependant pas mesuré, ni calculé la profondeur de la brèche qu’il ouvrait ainsi.


Se défaire de la maitrise du tracé est une chose, et il y a toujours une certaine jubilation à défricher un nouveau territoire, une frénésie aussi, à sentir que de nouvelles solutions sont possibles. De 1948 à 1952 Pollock trouvera toutes les solutions liées à cette double contrainte du format et de la ligne. Mais pouvait-il risquer de se défaire complètement de la figure ? Picasso avait senti les dangers (pour lui, mais peut-être pas seulement) de la pure abstraction dont il s’était approché en partie avec l’expérience cubiste : un peu comme une machine qui s’emballe et qui finit par tourner à vide.

[…]

 

J’ai eu l’opportunité en 1987, à Marseille, de voir une performance de Kazuo Shiraga, artiste fondateur du mouvement Gutaï, dont les travaux, autant que les mises en scènes, étaient fortement marquées par l’expérience gestuelle de Pollock. Outre la longue cérémonie de prière (bouddhiste) qui ouvrait la séance de peinture avec les pieds, il était évident que chacun des gestes : déverser la peinture, glisser suspendu au bout d’une corde, accélérer et freiner, déraper sur la plante du pied et marcher en crabe sur le support… relevait d’une maitrise complète du corps et des effets produits. L’image réalisée en l’espace d’une demi-heure était la succession calculée (et déclinée) d’un long apprentissage de cette situation combiné aux hasards volontairement produits et conservés.

En assistant à cette performance, j’avais éprouvé le sentiment confus qu’il ne s’agissait pas là de peinture, malgré l’objet, mais d’une démonstration virtuose et spectaculaire de ce qui pouvait en constituer les limites. Aussi par association d’idées ai-je longtemps pensé qu’il en était de même pour les drippings de Pollock…


[…]

La limite de l’expérience des drippings est d’abord celle du corps : l’épreuve physique (déplacements) autant que l’amplitude des projections, l’impact et le type d’entrelacs étant liés à la distance du corps et du support. L’autre limite est sans doute que, en cinq ou six années d’exercices, les gestes se façonnent, la maitrise reprend le dessus. Les grands dessins des années 50 (Echo, Number 11, 14, 22) laissent revenir en surface les sujets premiers : couples, corps, visages à peine métamorphosés par l’expérience d’écriture des entrelacs (Portrait and a dream 1953).


Aussi, nous ne saurons jamais si la peinture intitulée Easter and the totem (1953) marquait pour Pollock un retour amont, mettant un terme aux grands épanchements des peinture coulées, ou s’il ne s’agissait pour  lui que d’un palier permettant de prendre la mesure du chemin effectué depuis 1946, avant d'envisager une autre traversée, qu'il n'aura pourtant pas eu le temps d'entreprendre.



(photographies : Toulon 01 2008, Montigny 04 2004, Chaumont 12 2008)
 

Publié dans Réplique(s)

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L
J'ignore votre point de chute, mais le TGV Est est très abordable à condition de vous y prendre très tôt. Je peux vous renseigner plus amplement par mail si vous le souhaitez. Je guide souvent des personnes avec mes "trucs" pour s'en sortir au mondre coût. Ce qu'il ne faudrait pas manquer c'est l'exposition d'envergure du Kunstmuseum de Bâle, sur Van Gogh et la Fondation Beyeler qui se trouvent dans le même périmètre.En ce qui concerne Charles Pollock, les photos ont l'air très plates, les toiles doivent être regardées comme des Rothko pour y voir la profondeur et l'intensité des couleurs.
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A
Je suis passé lire votre article, il y a quelques jours, il est fort bien documenté. J'avais en effet connaissance de l’existence de certains de ces travaux (pas tous, loin s’en faut !), mais ceux de Jackson restent pour moi plus étranges (et donc, dans un sens,  plus (d)étonnants), parce que moins raisonnables. Il faudrait, bien entendu, "mesurer sur pièce", comme l’on dit - je n’ai, hélas,  jamais vu les originaux de Charles Pollock, donc je ne peux pas en dire grand chose -, mais ma bourse ne m’autorise pas tous les déplacements, ce que je regrette bien entendu. Il me reste donc, ma mémoire, quelques livres et des tubes de couleurs pour essayer encore de comprendre un peu la peinture.
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L
Avez-vous jeté un oeil sur Charles Pollock le frère ainé, dont j'ai relaté l'exposition dans ma région.C'est lui qui a poussé Jackson dans la voie de l'art, les lettres lues par sa fille en parlent.
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