Le fleuve sauvage
Il y a les remous menaçants du fleuve sorti de son lit, les torrents de boue dans les rues, les habitations submergées. Il y a ce témoignage d’un homme qui livre sa détresse d’avoir vu disparaître femme et enfants emportés par la crue. Ce sont des extraits d'archives documentaires réalisées suite aux inondations du Tennessee dans les années 30. Pour répondre à ces catastrophes naturelles et à leurs conséquences souvent dramatiques, l’administration américaine de F.Roosvelt décida la construction de nombreux barrages destinés à en réguler les caprices. C’est dans ce contexte historique que se tisse la trame du récit le Fleuve Sauvage de Elia Kazan.
Chuck Glover ingénieur de la TVA (Tennessee Valley Administratrion), est dépêché sur l’un de ces sites afin de s’assurer que toutes les conditions matérielles sont bien réunies pour la mise en œuvre du chantier du barrage. Il doit s’assurer que les parcelles longeant le fleuve soient vides de tout occupant et veiller à la préparation des zones qui seront inondées. A son arrivée, il ne reste qu’une seule personne ayant refusé l’expropriation, Ella Garth, une vieille dame propriétaire d’une île. Comme souvent, chez Elia Kazan, si l’Histoire joue un rôle important, c’est sans doute davantage sur les caractères des personnages que se porte l’attention. Si Chuck semble déterminé et convaincu par les idées de progrès qu’il incarne (restant indifférent à l’attitude rétrograde des résidents), la ténacité de Ella Garth à refuser tout compromis pour ses terres, et surtout la rencontre avec Carol (petite fille d’Ella), vont lentement émousser ses convictions au cours de son séjour.
Ce qui est frappant au-delà de cette lente métamorphose des hommes et du paysage, construite autour de la venue annoncée des eaux enfin maîtrisées, qui noieront cette vallée pour la bonne cause (signe du progrès en marche), c’est la façon dont Kazan, malgré son athéisme, ponctue l’ensemble de ces scènes de métaphores bibliques. Après le déluge, qui marque la scène d’introduction, l’arrivée de Chuck peut être assimilée à celle d’un archange (par les airs puis dans un autocar étincelant), de même le motif de l’île est une sorte de paradis perdu et de sanctuaire.
Par ailleurs, plusieurs scènes mettant en présence Chuck et Carol, évoquent tantôt le couple originel tantôt le thème de l’annonciation... Cependant, ces principales références, posées de façon discrète, ne sont pas aussi littérales et manichéennes mais fonctionnent sur un mode allégorique.
L’île d’Ella, n’est pas aussi naturelle et idyllique que le prétend sa propriétaire, elle n’est que « le paradis perdu » des blancs qui profitent encore largement de la main d’œuvre noire, tout comme les autres habitants de la région. Plus qu’un havre elle est un tombeau où le temps semble s’être figé, et d’ailleurs, après l’inondation programmée de la vallée elle n’est plus que cela, un îlot de pierres tombales où sera inhumée Ella.
Carol, que l’on découvre comme résignée (silencieuse, éteinte et pâle) au début du récit, s’avère, au fur et à mesure, après sa rencontre avec Chuck, plus forte et combative. Elle reprend goût à la vie et reprend des couleurs. Trait d’union entre l’ancien monde qu’elle comprend (et où elle s’est réfugiée après le décès de son mari ) et le monde moderne, dont elle a appris, par un bref passage à l’université, à mesurer les enjeux, elle est donc à la fois la figure de la trahison pour Ella (« pourquoi tu es passée à l’ennemi ?»), et une alliée pour Chuck qui trouvera en elle l’amour et l’appui nécessaire pour conduire à bien la mission dont il a la charge. La relation amoureuse qui rapproche ces deux êtres marque aussi un point de retournement des forces. Ebranlé dans ses convictions progressistes, troublé par l’amour naissant avec Carol, le personnage de Chuck révèle progressivement ses failles et, comme le remarque Carol, gagne en humanité ou plutôt en chair. Carol, quant à elle, sort de la léthargie où elle était plongée (sorte de belle au bois dormant) et force son destin en optant non pour l’idée du progrès mais pour l’amour.
L’autre dimension indéniable du film est l’idée du passage, d’une rive à l’autre, d’une époque à l’autre. Avec l’engloutissement de l’île c’est la disparition d’une certaine image de l’Amérique qui a lieu. On sait que la question de « la frontière » a hanté la conquête du territoire américain, il s’agissait déjà de domestiquer le monde sauvage incarné par les populations indiennes. Ici l’île et ses habitants symbolisent une sorte de « nouvelle frontière » où l’on retrouve les archétypes iconographiques de l’ouest, ceux des pionniers et de leurs descendants. De nombreuses scènes l’évoquent se référant ,d’ailleurs par objets interposés ,à l’univers cinématographique du western. On retrouvera ainsi la véranda, le rocking-chair et la porte encadrant le paysage comme dans les films de John Ford ou la fonction de la barrière et des chevaux associés au territoire comme chez King Vidor, ou encore cette scène où Carol, retrouvant le fusil de chasse de son mari défunt déclare : « Que vais-je faire de cela maintenant ?», indiquant par là que cet accessoire appartient à une histoire ancienne. Enfin, l’image éloquente de la maison de Ella disparaissant sous les flammes alors que flotte au premier plan la bannière étoilée...