A propos de "Loin" de André Téchiné
Assis sur l’estrade, devant une table basse, tel Monsieur Bertin, micro en main, Jean Douchet explique longuement trois plans des Roseaux Sauvages.
Jean Douchet insiste sur le côté fluide de cette scène tout en signalant le principe de discontinuité spatiale lié à la succession des plans. Mais est-ce bien là une caractéristique de l’écriture cinématographique de André Téchiné ? En attendant un jour de trouver le temps de me pencher plus sérieusement sur cette question, je note que, en revoyant ces plans, c’est davantage aux références implicites faites à la peinture comme au cinéma, et ici dans l’ordre Frédérique Bazille (les baigneurs), Edouard Manet (le déjeuner), Auguste Renoir (la balançoire)… et puis aussi à Jean Renoir, surtout pour la scène qui suit ces trois plans, scène où Henri et Maïté font l’amour dans le sous-bois comme dans Partie de campagne.
Sur ce dernier rapprochement j’ai trouvé d’autres analyses interéssantes, dont celle-ci, de Clément Graminiès, sur le site Critikat.
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Je prendrai deux exemples. Le premier correspond à la scène où Serge, après avoir garé son semi-remorque sur le bord d’un chemin désert, attend l’arrivée de son contact pour le trafic de drogue auquel il s’est engagé ; celui-ci évoque, autant par le sujet que par le principe de suspense, la célèbre séquence de La mort aux trousses où Carry Grant s’étant rendu à un rendez en plein désert ne voit pas venir la personne qu’il attend. Dans Loin,cependant contrairement au film D’Hitchcock, il n’y a pas de fausse amorce, le tracteur sortant de l’orangeraie est bien conduit par la personne que Serge attendait, mais jusqu’au dernier moment l’artifice fonctionne.
Plus tard, Serge qui a rejoint Sarah s’endort sur les genoux de celle-ci. Surgit alors une vipère qui s’approche dangereusement du couple… avant de disparaître sous un tapis de feuilles. Sérénité et menace sournoise des amants se mêlent dans cette scène, rejoignant les peurs primitives et les mythes anciens.
… Il serait facile de résumer ce film en s’appuyant sur la trame narrative du transit et des trafics qui en constitue le prétexte, mais cela ne suffirait sans doute pas à en faire comprendre les réels enjeux. On pourrait aussi dire, comme le disait Téchiné lui-même, que Loin est une sorte de documentaire sur la ville de Tanger, ses quartiers, sa population cosmopolite et interlope : « J’'étais fasciné par ce village cosmopolite qui est à la fois l'Orient de l'Occident et l'Occident de l'Orient. C'est un site très hétérogène, et c'est d'autant plus frappant que c'est petit. La campagne, la montagne, la ville et la mer s'y juxtaposent sans solution de continuité. Il en va de même pour les communautés qui y vivent et les langues qu'on y parle : l'anglais, l'espagnol, le marocain et le français. Tout cela crée un climat de circulation, de mouvement et de mystère qui permet de faire s'y croiser toutes sortes de gens […] Tanger est un espace où règne une circulation infinie. Or la circulation est l'un des sujets de Loin… » confiait ainsi Téchiné dans l’un des ses entretiens.
Loin est un film qui parle à la fois de la frontière physique (le détroit de Gibraltar) et de la distance entre les êtres. Toutes deux étant franchissables et infranchissables.
En trois journées, hommes et femmes se croisent, s’aiment et se trahissent, se découvrent aussi, à eux même et aux autres. Le trio Serge, Sarah, Saïd, qui constitue les pièces éparses du puzzle narratif ,se rapproche et s’éloigne, un peu à la façon d’aimants qui en attirent d’autres, identités fortes et complexes qui jointent, peu à peu, les éléments du récit. Loin est une sorte de mosaïque où toutes les pièces s’assemblent peu à peu et s’emboîtent finalement.
Entre rupture des espaces (ou des relations humaines) et fluidité du regard, ces corps morcelés (blessés) gagnent en profondeur, de la mort à la naissance, du vertige à la sérénité, de l’indécision à l’action, Téchiné signe là, à mon avis, un de ses plus beau films.
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(Cycle André Téchiné au Kursaal de Besançon)