Pascal Kern (5)

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5 / Les dessous de l’affaire.

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Encart publicitaire, 1893


A plusieurs reprises, j’ai évoqué, concernant les jeux de langage ou la mise en page de cet objet-livre, L’usine à Bastos, la grande proximité qu’il entretenait avec le mouvement Surréaliste et Dadaïste.
 
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"Le cœur à barbe" et "Proverbe", deux exemples de maquettes Dadaïstes


En parcourant rapidement les pages, la première fois, c’est même à Marcel Duchamp que j’ai pensé immédiatement. Le croisement entre l’aspect mécaniste et les gestes humains se prêtait en effet à ce parallèle.

 
Sans vouloir trop ici rentrer dans les détails de chacune des correspondances, ou allusions que je crois discerner à tous les étages de ce livre - objet, je voudrais quand même en signaler quelques unes, car il m’apparaît que cet l’ombre de artiste incontournable du XXe siècle y est bel est bien présente.


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Vignette extraite de la science amusante


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M. Duchamp – Dessin pour la lampe à filament  ou suspension - (La boite verte)


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Détail de  "Etant donné..." de Marcel Duchamp, 1947-1966

 

La première est évidemment dans le choix des mots, images, ou formules qui émaillent l’ensemble : Machines fictionnelles à balancement, à gaz ou à vapeur qui font écho aux descriptions des machines célibataires,  le bec auer présent dans la main de la femme couchée sur la paille dans « Etant donné » de même que la porte de l’usine qui dissimule si mal la rondeur des pavés, et encore les moules suspendus,  le thème du mariage et de l’enlèvement mimé de Louise (par la fenêtre – pendue femelle), la reprise du motif de l’escalier et de la roue, l’usine à gaz qui sur l’une de ses façades laisse voir une publicité murale de chocolat, le gaz pauvre comme substance, le magasin des porcelaines (fontaine)…

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Réclame pour un appareil à lavements (daindou)

La seconde par le dispositif fictif où l’auteur, témoin oculaire qui prend acte de la réalité tend aussi des fils entre tous les éléments observés, prélevés, pour produire la métamorphose souhaitée, celle d’un court-circuit spatio-temporel.

 

La troisième, dans la forme même de cet objet qui combine tous objets trouvés (ready-made assisté) aux strates des différents récits, un peu comme l’était « la boite en valise »…

 

La question que l’on peut se poser, c’est pourquoi avoir convoqué ici cette figure tutélaire de l’art moderne et contemporain. S’agit-il là d’un hommage de plus ?

Non, sincèrement, je ne le crois pas, même si il y a dans cette reprise mesurée un clin d’œil évident et complice.

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Bougie Dion-Bouton


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M. Duchamp – dessin préparatoire pour les livrées, 1903


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Buvard publicitaire (Chicorée de la ménagère)

 

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Marcel Duchamp - Neuf moules mâlics – 1914-1915  [sources]

 

L’usine à Bastos est une relecture décalée d’un opus. Ressac entre l’esprit de synthèse et l’émotion simple (la beauté de la rouille ou les rillettes du Man) : c’est un état des lieux au sens propre et figuré.

 

A propos de décalage, l’un des registres de langage utilisé dans l’Usine à Bastos peut être qualifié de familier puisqu’il réfère notamment au vocabulaire argotique (bastos, bouillon, salades, radis, usine à gaz, magasin de porcelaines…)

 
C’est sans doute là l’une des explications du titre qui nous ramène à Jean Bastos, fabriquant de cigarettes à Oran, puisqu’en effet, les troupes d’Afrique du nord avaient pris l’habitude de comparer le paquet de cartouches avec le paquet de cigarettes.


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Boites de cartouches C.Lefaucheux (on appréciera le nom de l’inventeur du système)

Une bastos, un pruneau (balle ou petite chique de tabac), une valda, une praline… sont donc autant de noms de substitution pour désigner donc une balle d’arme à feu (avoir une bastos dans le buffet  qui signifie avoir une balle dans la poitrine ).

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On pourrait donc croire que c’est d’une usine d’armement que dont il s’agit ici, pourtant le mot usine est lui aussi employé en argot pour désigner plusieurs choses. On connaît l’expression « c’est pas l’usine » qui veut dire qu’on n’est pas obligé de travailler durement, mais il existe aussi « pointer à l’usine » qui désignait, pour les prostituées, le fait de travailler dans un bordel.

Les bastos dans le langage imagé des soldats désignait aussi par le truchement des armes (« tirer un coup, envoyer une giclée »…), la semence masculine…

Il se trouve que par hasard (en fait pas tout à fait si l’on considère les jeux de langages et leur utilisation par les réclames) la société J.Bastos, comme d’autres sociétés de l’époque (Underwood, par exemple, dont Duchamp utilisera la housse d’une machine à écrire pour réaliser un ready-made)  avait édité une série de cartes postales grivoises qui confirment  cette hypothèse.

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L’Usine à Bastos, par extension serait donc un grand bordel, un joyeux bric à brac (bazar ou ensemble d’objets hétéroclites, de vieilleries…), un fourre-tout.

Cette  Fiction à façon ou à forfait annonce donc le dispositif de fictions colorées qui constitue le pendant plus photographique du travail de Pascal Kern.

Exposé en 1980, au Centre Georges Pompidou, dans cette usine de l’art tant décriée pour son architecture, – au passage, si quelqu’un peut apporter à ce sujet quelques informations, ce n’est pas de refus ! –  ce travail, qui tient davantage de la réplique que de l’hommage ou de la citation, dessine bien les frontières de ce que sera l’espace de réflexion qu’explorera par la suite P. Kern, entre prélèvements et mise en scène, entre réel et représentation(s), un « travail sur la sculpture à travers les retournements de l'espace est alimenté par les réflexions menées par la démarche photographique. Elles portent essentiellement sur les notions purement plastiques comme le plein et le vide, le positif et le négatif, l'image et la matière. » comme le souligne Paul di Felice dans son article consacré à l’artiste en mai 2005.

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Pascal Kern, 2005 [sources]

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Marcel Duchamp - "Pull at for pins", 1915-1964, Bon à tirer pour une gravure.


Publié dans photographie

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