Retour à la source (6)
(Giorgione)
« Un éclair :
dans l’obscurité éclate
Le cri d’un héron. »
Bashô
Illustration pour Ovide - 1631
Ardée, citée des Rutules, située sur l’une des pentes des monts Albains, fut, avant sa destruction tragique, la demeure du roi Turnus (ou Turne). L’emplacement de la ville antique était situé sur une petite colline entourée de deux cours d’eau, le Fosso della Mola et le Fosso dell’Acquabona. Ville d’une certaine renommée à l’époque archaïque, son prestige décroit au milieu de l’époque républicaine pour ne plus être qu’un simple hameau à l’époque impériale. Certains racontent que cette ville fut fondée par Danaé, ce dont témoignaient encore les peintures du temple de Junon à l’époque de Pline l’ancien. On raconte aussi que c’est pendant le siège de cette cité par Tarquin que se produisit le viol de Lucrèce.
Passons rapidement sur les premiers épisodes tourmentés de la légende de Danaé, (celle qui symbolise la terre souffrant de sècheresse et sur laquelle une pluie fertilisante descend du ciel), racontés aussi bien par Eschyle, Sophocle ou Virgile et venons-en à son petit fils Turnus roi d’Ardée. Celui-ci, promis à Lavinia , fille de Latinus roi des latins, se trouve en sévère concurrence avec Enée, un troyen. (On se souviendra que Lavinia est celle qui donnera à Enée un enfant posthume nommé Silvius…) Un conflit éclate donc entre les deux camps et débouche sur la victoire d’Enée (fils de Vénus) sur la mort de Turnus (arrière petit fils de Jupiter), et le saccage de la ville. Ardée est transformée en un immense brasier, d'où s'envole un héron (ou ardea).
Si l’on reprend un à un les différents éléments de ce nouveau puzzle, où les figures se croisent de façon très complexes à travers les différents épisodes de l’Enéide, on peut s’amuser à reconstruire une énième interprétation du tableau de Giorgione.
[…]
L’ombre des Lumières
(poème réplique en six eaux)
Interlude
(Le rideau se lève. On entend dans le lointain le bruit d’une rivière Un vieil homme barbu entre sur la scène. L’aube est sur le point de paraître. Il grimpe sur un fût d’essence. Accourt un enfant qui le rejoint sur ce promontoire de fortune.. Le bruit de l’eau enfle au fur et à mesure que monte la lumière. Face à la salle, le vieil homme, presqu’en contre-jour, pointe une longue perche et prend la parole)
« Regarde dans ce bois, assise près d’un cours d’eau, cette femme allaite un enfant, c’est Lavinia et le fils posthume d’Enée : Silvius ! Vois, sur la gauche, debout, appuyé sur sa lance pure, c’est le même Silvius, se regardant, enfant, et regardant sa mère. Nous voyons cela par les yeux de son père, Enée, et de son grand père, Anchise. Ainsi donc : Enée voit sa femme et l’enfant qu’il n’a pas connu, ici présent, à deux moments de son existence. Mais peut-être Enée voit-il aussi Vénus, sa propre mère l’allaitant. Quant à Anchise, de son côté, il peut donc contempler, en une seule et même scène, son petit fils (Silvius aux deux âges), sa bru (Lavinia), son fils (Enée), et sa maitresse (Vénus).
Là, derrière eux, les nuages s’amoncellent au-dessus de la cime des grands arbres, et, bientôt, l’orage gronde aux portes d’une ville. »
(Des roulements de timbales couvrent en partie sa voix)
« Entends-tu Zeus ? - car c’est lui -, il décoche ses éclairs, non pour effrayer les habitants mais pour les défendre. Ce héron blanc que tu vois, juché sur un toit, confiant face à l’arc électrique, le sait bien. Car Turnus invoque le dieu des dieux de foudroyer la flotte d’Enée qui menace Ardée : Zeus lui accorde sa faveur ! Mais Vénus est là, qui veille au grain. Elle étouffe les flammes par un sortilège. Le combat s’engage entre les deux prétendants. Enée sortira vainqueur. Le héron s’arrache au-dessus des ruines d’Ardée.
Enée et Lavinia auront une longue descendance, dont le dernier : Silvius qui reviendra, non loin d’Ardée, bâtir les fondations d’une nouvelle cité : Albe-la-longue… »
(L’enfant jusque là silencieux se racle la gorge, il regarde autour de lui, la salle est vide.)
« Ho! Grand-père, t’as des visions ? »
Deux éléments de décor : Nuage pour l'apparition de l'ombre d'Anchise dans Didon de Puccini - 1783 RMN
[…]
La composition de La Tempête, même si elle est proche de la distribution des figures du bas relief de Giovanni Antonio Amadeo (Adam et Eve), est évidemment plus complexe, ne serait-ce que par l’importance accordée à l’espace.
On peut par exemple regarder le tableau en isolant momentanément la partie haute de la partie basse. Dans la partie haute, la ville sous l’orage, encadrée par la cime des arbres. On remarquera que la présence de la façade, sur la gauche peut à peine passer, sous cet angle, pour une ruine et qu’elle semble s’inscrire dans la continuité des autres bâtiments. Pur paysage pittoresque.
Dans la partie basse, les trois figures se situent dans un lieu dont seul le muret de briques surmonté de deux colonnettes nous indique qu'il n’est pas aussi sauvage qu’il n’y paraît. Seule (c'est-à-dire hors de la tourmente du ciel), cette bande horizontale donne à voir un simple couple dont l’homme légèrement à l’écart considèrerait une scène maternelle. Il y a donc bien là deux espaces autonomes, deux moments distincts. De façon moderne on pourrait parler ici d’un collage.
Si l’on divise le tableau selon un axe vertical, la relation des figures au paysage est non seulement modifiée, mais la nature de chacun des éléments figurés, arbres, bâtiments se met à fonctionner différemment. (dans le panneau de gauche par exemple les associations formelles deviennent très lisibles : jambes/colonnes, puis colonnes/troncs, le redoublement des cercles sur la façade en ruine, l’écho de ces points blancs avec le dôme inscrit dans l’arrière-plan… etc.). Ainsi chacune des figures semble inscrite dans un paysage spécifique et chacun des volets définit, sinon un caractère de la figure, tout au moins un contexte qui lui est propre.
Dans ce cas, l’hypothèse du « paysage avec figures » évoqué notamment par Venturi ne tient plus. Par ailleurs, ce n’est plus tant à Adam et Eve que l’on pense ici qu’à Gabriel et Marie. S’agirait-il d’une sorte d’Annonciation déguisée (et sacrément profane) ?
Enfin un procédé de construction plus unitaire, plus subtil se trouve inscrit dans un mouvement plus général, englobant les différents plans.
On aura en effet remarqué, dans le tableau de Giorgione, que c’est la courbe qui prédomine : de l’ouverture ovale entre les arbres qui donne sur une ville profilée en escalier, des plans assouplis du talus et de la berge où se tiennent les figures, de l’arrondi du corps féminin aux branches qui ploient, au ciel qui ourle, aux décorations blanches sur le pan de mur à gauche, au dôme qui scintille comme une perle dans le lointain. Le sol, le ciel, la végétation et même les figures participent de cet élan. Seuls le pont et le petit muret surmonté de deux colonnettes viennent contrebalancer cette torsion générale.
L’absence d’un dessin appuyé, le balayage léger et amorti du pinceau qui enchaine les différentes parties, accentuent encore cette circularité de la vision, malgré les zones d’ombres et de lumière. L’œil monte et descend, comme une feuille aspiré par un tourbillon. Le regard plonge et rebondit sur les franges du feuillage avant de se laisser aspirer vers la clarté irréelle de la ville qui éclaire le ciel.
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La vraie tourmente ne serait-elle pas là, dans le vertige de cette ligne qui s’enroule et « nous » propulse du gravier des berges à la pointe de l’éclair ? Un tourbillon du temps (tempus) où semblent se dérouler irréversiblement les existences dans leur changement, les évènements ou les phénomènes dans leur succession : spirale qui relie et tient en équilibre les différents éléments (figures et paysage) entre sérénité et menace.
[…]
« Rien dans l'univers n'est stable : tout passe ; toute forme est éphémère. Le temps lui-même ne cesse de couler comme un fleuve ; les eaux du fleuve ne s'arrêtent jamais, et jamais les heures légères ; le flot pousse le flot ; chassé par celui qui arrive, il chasse celui qui le précède. Ainsi des heures ; elles fuient, se suivent, et sont toujours nouvelles ; celle qui fut naguère n'est plus, celle qui n'était pas commence, et tous les moments sont renouvelés. » Ovide - Les Métamorphoses, XV
L’œil s’abime sans fin dans le miroir sombre de l’eau, et croit reconnaitre dans la racine morte d’un buisson qui crève la terre, la queue d’un reptile.
On a beau connaître les histoires, en être averti et méditer sur leurs conséquences funestes, rien ni personne n’est à l’abri des orages qui font et défont le paysage. Faut-il craindre les tourmentes passagères (du ciel, de l’existence) qui allument les façades aveugles ? Faut-il céder à la menace qui gronde et qui se répercute de loin en loin ?
Les ruines futures sont déjà celles d’un passé où la nature reprend ses droits. La source, nourrie par les ondées, s’écoule entre les jambes fendues de la terre. L’histoire suit son cours. Tout recommence toujours.
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