miroir d'époque

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Gérard Gasiorowski

 

Tous les tableaux de la période dite hyperréaliste peints par Gérard Gasiorowski l’ont été à partir de documents photographiques puisés à différentes sources : albums de famille, photographies de presse, œuvres picturales reproduites… Gasiorowski, on le sait, avait, depuis 1960, la responsabilité de l’archivage de la documentation de l’agence de publicité Delpire. Pendant dix ans cette activité salariée l’amena de façon journalière à brasser et trier une quantité considérable d’images. Ce que l’on sait moins c’est que l’artiste réalisait lui-même des photographies dont quelques-unes servirent de motif à plusieurs de ses tableaux.  L’existence, entêtante, de ce fond et l’apparition de nouvelles considérations esthétiques sur la scène parisienne – plus particulièrement le Pop Art américain –, expliquent dans les grandes lignes la nature et les sujets des tableaux réalisés de 1964 à 1972.

 

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Gasiorowski chez Delpire, 1963

 

Si les toutes premières compositions procédaient d’un principe de pêle-mêle, Gasiorowski devait rapidement pour les travaux des séries suivantes (L’approche, la Fuite, les Albertines et les Fatalités)  faire le choix d’une image unique. Avec la réduction au minimum des effets narratifs (jeu de vignettes) et de la palette chromatique (noir sur blanc), devait se jouer, jusqu’à l’épuisement total du processus, la limite entre représentation et reproduction des images. En affirmant par les moyens choisis (projection de l’image, effacement de la touche, sobriété de la matière…) la neutralité factuelle du style et l’absence de facture picturale, Gasiorowski appelait déjà de ses vœux la disparition de l’identité du peintre. Toute virtuose qu’elle soit, l’apparence de ces peintures révélait en creux la vanité des faiseurs d’images et la fascination mortifère qu’elle exerçait sur les regardeurs. Plusieurs des titres de ces séries ou de ces tableaux parlent d’eux même : Nature, ensemble des choses existant réellement, Mondal, une ombre et toute la misère du monde…Des limites de ma pensée, Changer la vie, L’erreur…

 

« Avant de briser Albertine disparue, je m'essayais à quelques tableaux dits d'époque, les Fatalités, qui marquent en fait une régression au niveau d'un sujet. J'eu un très grand plaisir à exécuter cela avant de le fusiller complètement. » indiquait Gérard Gasiorowski dans un entretien avec Bernard Lamache-Vadel en 1975.

 

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Gérard Gasiorowski, Médée, 1972 (détail)

 

Médée, l’un des tableaux de la série des Fatalités, est assez emblématique de cette tension entre le magnétisme plastique qui émane de l’image et la mélancolie sourde qui s’en dégage. Une femme en buste, regard tourmenté, chemise défaite tombant sur l’épaule, debout dans la semi-pénombre d’une pièce au décor bourgeois, fait face. Derrière elle, sur un mur tapissé de motifs floraux, est accrochée une peinture dont le motif semble faire écho à la figure de premier plan. A y regarder de plus près, on distingue une jeune femme blonde, dans une attitude comparable d’effarement, portant le corps pantelant d’un enfant. Cette scène – le titre du tableau y invite – rappelle effectivement la description d’un passage dramatique du récit mythologique où  Médée, trompée par Jason, folle de jalousie, poignarde leurs deux enfants. Une peinture célèbre d’Eugène Delacroix (Médée furieuse) montre ce moment où Médée, réfugiée dans une grotte, s’apprête à commettre l’acte d’infanticide.

 

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Gérard Gasiorowski, Médée, 1972 (détail)


Dans la toile de Gasiorowski, l’analogie formelle des postures entre la figure féminine de la femme et de celle du tableau (mines défaites et égarées) l’assimile à une probable Médée. En allant vite, cet emboitement ou cette mise en abyme tendrait effectivement à confirmer que ce principe de fatalité inscrit dans l’image - mais de tout temps dans l’histoire -  qui gouverne certaines destinées humaines, est bien soumis aux lois de la répétition voire de la reproduction.

 

Fatalités, ou les liens de la famille précise le titre complet de la série, laissant encore supposer qu’au-delà de la simple illustration actualisée du mythe, c’est à une histoire intime et personnelle que ferait référence le sujet. D’ailleurs, deux autres portraits de cette série, inspirés par des photographies de sa mère jeune, Marguerite (dite Margot), ont pu donner à penser que la famille dont il est ici question était celle du peintre. Cette Médée ne serait-elle pas la mère, voire même l’épouse du peintre, ont ainsi pu questionner quelques lecteurs de l’œuvre? On pourrait, certes, être tenté par une lecture freudienne de ce travail  mais ce serait méconnaitre la logique du peintre car c’est une autre « famille » que réunit ici avec un certain cynisme Gasiorowski, celle des rejetons de la modernité, artistes, marchands et collectionneurs d’art confondus, celle des amateurs du style, de l’apparence et de la référence cultivée, celle dont Courbet se plaignait déjà lorsqu’il exposait dans les Salons : en un mot, tous les producteurs d’un art officiel, conforme, séduisant mais sinistre.

 

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Pascal Dagnan-Bouveret, Marguerite au Sabbat

 

Le tableau reproduit dans la peinture Médée de Gasiorowski n’est pas une citation du mythe grec, il s’agit en fait d’un tableau de Pascal Dagnan-Bouveret (1852-1929) intitulé Marguerite au Sabbat, peinture académique inspirée d’un épisode de la légende de Faust. Une femme (Marguerite), désespérée d’avoir cédé aux avances de Faust, a (elle aussi) tué l’enfant né de leur relation et tenté de se donner la mort. Ici, c’est la vision de Faust, voyant surgir du bûcher Marguerite, qui est montrée : apparition spectrale qui le conduira au repentir. La jeune femme qui servit de modèle pour cette peinture, Suzanne Delvé, était alors une jeune comédienne de théâtre qui, hasard ou fatalité, dès l’âge de trois ans, avait  interprété le rôle d’un ange dans une adaptation du Faust tandis que sa mère jouait le rôle de Marguerite

 

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Suzanne Delvé , 1910 (à droite, étude pour Marguerite)

 

Il y a bien quelque chose de théâtral dans les éclairages et l’expression du visage de la femme qui se tient devant le tableau de Pascal Dagnan-Bouveret dans la peinture de Gasiorowski, une posture qui rappelle aussi, évidemment, les photographies d’actrices réalisées en studio notamment pour l’interprétation de rôle tragiques.

 

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Photographies d'actrices ayant interprété le rôle de Médée dans les années 20 et 30

 

C’est pourtant du côté du cinéma qu’il faut tourner le regard  pour croiser, en 1932, sur l’une des versions des affiches d’un film d’Abel Gance, Mater dolorosa, la présence du tableau de Dagnan-Bouveret surplombant le portrait d’une femme blonde, les yeux levés en signe d’inquiétude. L’intrigue dramatique du film d’Abel Gance raconte l’histoire d’un mari jaloux soupçonnant que son enfant est le fruit d’un adultère ancien. S’en suit une relation orageuse où la vie de l’enfant, tombé malade, devient un enjeu central.

 

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Si la composition de l’affiche est assez proche de celle du tableau de Gasiorowski, ni le visage, ni la coiffure de l’actrice (Line Noro), interprétant le rôle de la femme infidèle, ne semblent correspondre. En fait, il existe une première version de ce film, réalisée en 1917, toujours par Abel Gance, dont le rôle principal était, cette fois-ci, interprété par l’actrice Emmy Lynn.

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C’est bien l’une des photographie de plateau de ce premier Mater dolorosa qui a servi de modèle pour Médée. Si cette actrice du cinéma muet ne pouvait qu’incarner au plus près,  par l’expression accentuée du regard propre au jeu d’acteur de cette époque, la dimension théâtrale (tragique) et presque picturale du sujet représenté. - Gance connaissait ses classiques ! - Gasiorowski ne pouvait être que sensible à cette utilisation subtile d’un imaginaire.


emmy-lynn-le film complet

 

Cadrée différemment que le cliché original, donnant une importance plus grande à la présence du tableau en arrière plan dont les bordures blanches du cadre, très étirées en hauteur, semblent tomber tel un couperet, la peinture de Gasiorowski ne se contente pas de reproduire au plus près le document, elle en accentue le drame latent que suggère le choix du titre ; drame qui cependant, on l’aura compris, ne se limite pas à la transposition d’une histoire ancienne sans cesse revisitée et adaptée selon les époques, mais qui se veut une « peinture d’époque », autrement dit un miroir de son temps.

 

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Photographie de plateau du film Mater Dolorosa (1918) et Peinture de Gasiorowski Médée 1972

 

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