Il n'y a plus que cette lumière grise (1)
(Gérard Gasiorowski)
« Il perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n'est pas une nature auditive. Son imagination est purement visuelle... c'est un peintre... trop partisan de la monochromie. (S’adressant au roi) Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. Cela t'égare encore, cela te retarde. Tu ne peux plus t'attarder, tu ne peux plus t'arrêter, tu ne dois pas. […] »
(Marguerite, dans la dernière tirade de Le roi se meurt de E. Ionesco -1962)
C'est par une série de tableaux figuratifs, en noir et blanc, que débute, dans les années soixante, l'œuvre de Gasiorowski ou, pour être totalement exact, il faudrait dire que recommence le travail de Gasiorowski 1.
Il s'agit de peintures à l'acrylique sur toile, de moyennes et grandes dimensions qui, de part les procédés techniques utilisés, l'aspect plus ou moins littéral du rendu photographique et les thèmes traités, ont été rapprochées des préoccupations esthétiques du Réalisme Objectif ou de l'Hyperréalisme. D’un point de vue formel, ces images en présentent en effet les caractéristiques : l’utilisation d’un cadrage emprunté au langage photographique, un traitement pictural illusionniste d’une extrême méticulosité, témoignant en cela jusque dans les moindres textures (herbe, tissus, épiderme...) de la maîtrise extrême de son savoir faire. A cet effet, l'artiste a choisi une gamme chromatique plus que réduite (blanche et noire), mais utilise une échelle des valeurs suffisamment large pour que les intensités de lumière qu’il utilise dans ses compositions y soient déclinées sur tous les tons, du contraste le plus fort à la nuance de gris la plus subtile. Cependant, ces nuances ne sont pas obtenues par le mélange des deux valeurs, mais par un recouvrement : trame noire tissée du point (grain) le plus fin, à l'aplat le plus opaque.
Regardez-moi, 1970 - Dans les campagneson voit partout des bicyclettes... 1965 (détails)
Ces peintures, s’inspirant de sources photographiques (archives personnelles ou documents empruntés au registre médiatique2), auraient pu renvoyer à une actualité immédiate, ce qui n’est pas le cas. Il est en effet assez difficile de déterminer avec certitude l’évènement représenté. Images de presse, photographies de famille, ces images ont, de façon générale, un aspect désuet qui crée un léger décalage temporel.
[…]
C'est donc bien sur une reconnaissance des signes extérieurs, liés à la fois aux procédés techniques alors en vogue 3 et à l'aspect plutôt réaliste de la transcription photographique sur toile, que sera classé ce travail 4.
Pourtant, si l'on observe avec précaution l'ensemble des travaux de cette période (1964/70), on pourra noter que, si tous les artifices nécessaires à créer l'effet d'illusion sont manifestes, ils ne sont utilisés le plus souvent que sur une partie, et non sur la totalité de la toile, comme si, d'emblée (et sans peut-être l'avoir totalement prémédité), ce n'était pas la recherche de l'effet d'illusion qui avait préoccupé Gasiorowski, mais plutôt l'idée d'une impossible représentation, y compris par le truchement d'un procédé réputé infaillible (parce que mécanique), celui de la chambre photographique et comme si, tout en reproduisant ce type d'image, il s'interrogeait déjà sur la nécessité de jouer d'un tel simulacre de jouir de la triste ambition du factice5,.
Première figure pour un nouvel âge d'or, 1965 - Moi qui épouve une peine énorme à me tenir à la hauteur des choses, 1967 (détails)
Prenons, par exemple, Première figure pour un nouvel âge d’or , ou Moi qui éprouve... et examinons la différence du traitement pictural entre le rendu méticuleux des figures et l’évocation rapide du motif végétal ou floral du fond, c’est d'abord à un effet de flou photographique que l'on pense, résultat probable de la restitution d'une profondeur de champ. Pourtant ce motif peint occupe dans l'image une place trop importante, rivalisant à sa manière avec la figure pour qu'il ne puisse s'agir que de cela. Il semblerait même, à y regarder de plus près, que ce motif est une sorte de pièce rapportée, un « collage » non dissimulé, visant à produire un effet inverse à celui d’une transcription précise ou réaliste du flou photographique.
1 - En effet, vers 1951, Jacques Monory, se souvient en effet avoir vu, chez Gasiorowski « un tableau étrange auquel il a travaillé pendant un an ; il pouvait n’être jamais fini, il s’épaississait. […] Il superposait les couches, et ça devenait comme une laque folle. La toile était rayée en diagonale de gauche à droite et de droite à gauche ; le tableau ne représentait qu’une grande croix sur fond rose. ». De cette toile, il ne reste évidemment pas d’autres traces que le témoignage de son ami et sans doute aussi le principe d’un processus de recouvrement, d’enfouissement, dont plus tard, il reprendra la logique.
2 – Des années 60 aux années 70, Gasiorowski travaillera comme archiviste de photographies chez Robert Delpire, années pendant lesquelles il puisera abondamment dans le fond d’image.
3 - " Toute technique est ici retrouvée, ré-inventée, négligeant les jeux rapides et faisant appel au travail lent et minutieux du pinceau, de la brosse et du pochoir . Tout un traitement savoureux de pastillage, de hachure, de facture vermiculée..." (Jean Clair, 67)
4 - Assimilation sans doute hâtive mais qui, à l'époque, avait surtout comme intérêt premier, du point de vue de la jeune critique de « grossir » les rangs des artistes dits figuratifs pour faire front à la peinture abstraite aussi bien européenne qu’américaine, mais peut être aussi, de constituer en Europe un « bastion » suffisant, capable d'endiguer le déferlement annoncé des images venant d'outre Atlantique – je pense notamment ici au Pop Art). On peut donc supposer que c'est dans ce foyer de querelles esthétiques (et mercantiles) que prend naissance le travail de Gasiorowski. Or, pour bien comprendre l'un des versants de cette œuvre (qui procède d’une stratégie des désamorçages), il faut la replacer dans son contexte historique où, semble-t-il, l’effervescence intellectuelle et artistique consistait davantage, de la part de la critique, à créer des catégories et des mouvements susceptibles de façonner un paysage culturel, qu’à s’émouvoir du geste pictural. Cet état d’esprit ne pouvaient que laminer des démarches particulières, voire marginales mais était en somme une aubaine. C’est dans cette actualité hostile à la peinture, que Gasiorowski, saisissant l’opportunité fait son entrée en scène.
5 - " L'essentiel porte surtout sur un autre cliché, non plus naturel mais culturel: la facture, le faire de l'artiste qui est aussi bien désormais le faire artiste, le « feintiste », le factice" (Jean Clair, 67)
[…]
Notes pour "Première figure pour un nouvel âge d’or", Anduze 08.86
Deux personnes dans un jardin. La lumière tombe droite, et découpe sur les corps des ombres franches, noires, comme détachées au ciseau dans une feuille de papier. Midi peut-être? La lumière autant que les tenues estivales donnent cette impression de bien être qui font les gens heureux. Mais que font-ils? Lui se penche sur elle, qui rit à belles dents, au beau soleil… Jouent-ils ? Ou bien s'agit-il d'une dispute? Il lui a saisi le poignet. Elle lève les bras comme pour se défendre, donne un coup de genoux, gesticule... "Jeux de mains, jeux de...." (disait mon grand père). Mais l'image ne m'en dit pas plus, figée trop tôt pour que l'on puisse deviner, ou raconter, ce qui s'est réellement passé ce jour là
Où, quand, comment, ai-je déjà croisé ces personnes ? Non, Décidément cela ne me revient pas...! Figures perdues, ou « passées » comme des couleurs imprimées qui ont été trop longtemps exposées au soleil.
Je sors de ma rêverie pour revenir à la nature de l'image, car il s'agit en fait d'une peinture, et non d'une photographie - mais d'une peinture reproduisant le sujet d'une photographie - Me voilà quelque peu rassuré, sachant maintenant, avec plus de certitude, que ce n'est pas ma mémoire qui défaille, et que toutes tentatives de reconnaissance, de retrouvaille, étaient vaines, puisque je ne les ai jamais rencontré auparavant... Rassuré, mais intrigué tout de même, car j'aurai bien aimé en savoir plus. Qui sont-ils et que font-ils? Ou plutôt, pourquoi avoir reproduit cette image d'une époque révolue, et surtout pourquoi lui avoir donné ce titre aux consonances bibliques : Première figure pour un nouvel âge d’or?
Pourtant, il me semble maintenant que le plaisir que je ressentais tout à l'heure en parcourant cette scène familière (la croyant familiale), tourne à l'indiscrétion. Voilà que j'épie les moindres détails, que je scrute les moindres gestes de l'univers intime qui nous est ici montré, sachant, d'une certaine façon, que je n'aurais jamais dû voir cela, que ce qui s'y passe ne me regarde pas. M’étant montré curieux, je suis devenu, de plein gré, un simple voyeur ...
L'image est mate, sa surface couverte d'infimes particules noires - j'ose à peine parler de coups de pinceau - qui s'agglutinent ou se désagrègent sur le blanc de réserve, comme les traces des morsures d'acide sur une plaque de cuivre mal colophanée.
Cette trame noire, constituée de points serrés, s'altère donc par endroits en une nébuleuse, qui se dissipe déjà vers le blanc, vers le vide, vers le rien. Aucun trait de contour n'enferme ces formes, et les lignes qui apparaissent (formant de loin une découpe nette et parfois tranchée) sont le résultat d'une concentration extrême des points sombres (effet classique d'opposition de la forme et du fond), venant enserrer le blanc de réserve, qui constitue la partie éclairée de ces figures.
Ces objets, ces personnes, ne sont que des profils charbonneux, particules de suie calcinées, soufflées, pulvérisées, solidifiées, frottées ou accrochées à la surface de l'écran granuleux de la toile. L'image n'y semble pas inscrite, mais révélée. C'est dans ce poudroiement que la figure surgit, et c'est par ce poudroiement que la figure s'altère.
L'image et le temps semblent suspendus entre l'apparition et l'effacement en une lente érosion, une lente consumation. C'est à une disparition annoncée et irrémédiable ou à un perpétuel recommencement que nous assistons.
Ici tous les repères semblent devenus caduques, puisqu'il ne s'agit plus d'une photographie et que cette peinture, si elle en mime les apparences, n'est déjà plus, en réalité qu'un dépôt de surface éprouvé, ajouré, mité, miné de l'intérieur et laissé à l'abandon du regard.
Et ce titre, qui d'un ton faussement prophétique annonce un « nouvel âge d'or », devons-nous l’entendre comme une parole d'espérance, une sentence ou un avertissement proféré sur un ton railleur?
Cette version actualisée de l'âge d'or, représentée ici par des gens ordinaires dans une situation banale, installés dans un jardin qui n'est pourtant pas l'Eden, laisse supposer que tout ceci est bien dérisoire, sinon teinté d’illusions. D’ailleurs "figure" au singulier ne désigne pas les deux personnages présents ; c’est une image moqueuse et ironique, qui se souvient, à travers la parodie d'un couple (Adam et Ève) devenus communs, que jadis, dans l'histoire de la peinture occidentale, c'est d'une autre Création dont il était question, et que, ce que l'on appelle aujourd'hui image portait le noble nom de peinture. Aujourd'hui, c'est tout juste s'il n'en demeure que ce dépôt noir de l'oubli.
[…]
Associé au rendu impeccable des corps (mains, visages surtout), ce motif d’arrière plan produit l'impression troublante d'un renversement des valeurs convenues de ce procédé pictural. Tout se passe, en réalité, comme si le peintre cherchait à décevoir 6 toutes attentes.
Des limites de ma pensée (série l'Approche), 1969 - détails
« Renversement », c'est littéralement l'opération qui est effectuée pour une autre peinture : Des limites de ma pensée, représentant un couple, allongé sur le sol, pieds contre pieds dans une position quasi réflective, mais apparaissant néanmoins en situation de déséquilibre : entre lévitation et chute. Le corps de la femme dressé, appuyé en haut de l’image, semble peser massivement sur celui de l'homme, l'écrasant de sa hauteur et de sa taille. Remise à l'endroit, cette image retrouve ses proportions et son équilibre, produisant un message strictement inverse : symétrie des corps, équilibre des sexes. Ce couple couché, unis dans une attitude méditative et sereine, ce double parfait, qui pouvait suggérer l'idée d'une équivalence possible entre ces deux personnes de sexes opposés, est devenu un faux reflet7. En retournant, en détournant le document photographique, c'est à une véritable catastrophe que Gasiorowski nous fait assister. Ici l'idée du double ne tient pas : cette situation, pas plus que l'image, ne sont réversibles. La mimésis n'a jamais pu tenir. L'image est un leurre et cette figure renversée ne peut qu'emporter, avec elle, nos dernières illusions.8
Mais, ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'au premier coup d’œil, rien n'y parait, rien ne laisse paraître le processus de désamorçage. La fascination qu'exerce sur nous cette présence mimétique du traitement pictural, retarde momentanément toute tentation d'analyse. Ainsi, le rayonnement de ces sujets en trompe l’œil pourrait avoir comme rôle d’effacer provisoirement ou de camoufler la réelle teneur de ces compositions. Une fois la séduction immédiate passée, le doute gagne, non à partir des sujets représentés, mais par l'aspect troublant qui se dégage de ces fonds (trop souvent considérés comme de simples remplissages), faisant place, enfin, au désenchantement de s'être ainsi laissé séduire trop rapidement par des attraits trompeurs.
6 - Nous décevoir non par le traitement des figures, mais sur le fond (« au fond »), c’est à dire au-delà du sujet immédiat du tableau. Car que cherche avant tout à comprendre le spectateur devant ces peintures, c’est la relation que ces mises en scène entretiennent avec le titre des tableaux.
7 - « Tout se passe comme si la vision picturale, à force d'être trop fidèle, trop méticuleuse trahissait la réalité, en ne restituant d'elle qu'un reflet de miroir. » (Anne Tronche, 70).
Que l'on ne s'y trompe pas! Si l'apparence est précisionniste, elle l'est jusqu'à un certain point. Elle ne fait preuve d'aucun perfectionnisme, comme celui de certains hyperréalistes qui poussent le « vice » jusqu'à l'effacement de toutes traces du pinceau, en utilisant par exemple l'aérographe. Chez Gasiorowski, cette illusion tient dans une neutralité maximum, celle d'une réduction de tous les possibles.
8 – « Contrairement à ce qui se passe habituellement avec les œuvres réalistes, il semble ici que le fait pictural s'emploie à rendre faux ce qui est vrai. » (Anne Tronche, 70)
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Ce texte est une reprise de notes anciennes « Gérard Gasiorowski - Culture(s) et Catastrophes ».
Une rétrospective du travail du peintre se tiendra au Carré d’Art de Nîmes , du 19 mai au 19 septembre 2010.