Du Réveil au Sommeil (notes #2)
2 - Rêve d'amour
« (…)
Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,
Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,
Et, vertigineuse douceur!
À travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma sœur! »
Charles Baudelaire À Celle qui est trop gaie - Les fleurs du mal
En fait, la composition de Courbet reprend les nombreuses représentations de la fameuse scène où Psyché, profitant du sommeil de son amant et l’ayant éclairé, découvre son identité et, contrairement au monstre qui, imaginait-elle, allait la dévorer, elle découvre un éphèbe : Amour, fils de Vénus.
Le détournement qu’opère Courbet dans son tableau est complexe. Modifiant les ingrédients du récit, il substitue à la silhouette masculine celui d’une femme (Vénus ?) et à la lampe, il préfère un oiseau exotique. D’autre part, tout en conservant le dispositif scénique (une femme se penchant sur un corps endormi), il propose une autre interprétation du mythe, en intervertissant les rôles : ce que Psyché découvre, dans sa couche nuptiale (ce quelle n’aurait pas du voir sous peine de rompre le contrat qui l’unissait à son amant invisible), n’est pas un jeune homme mais une femme, et pas n’importe laquelle : Vénus la Beauté même !
Toussaint Dubreuil, Esquisse pour Amour et Psyché, 17e
Après tout, cette réinterprétation qui ne manque pas de piquant, est loin d’être absurde, tant du point de vue des simulacres (et autres métamorphoses) auxquels les Dieux grecs recouraient pour assouvir leurs désirs charnels, que d’un point de vue formel : quoi de plus proche d’un corps de femme que celui de ces jeunes adolescents imberbes qui ont souvent été choisis pour incarner le dieu Amour dans la peinture académique ?
« Joli garçon, fille jolie,
Lequel était-ce ? Je ne sais.
C'était lui, c'était elle : à sa marche, à ses traits,
D'un sexe à l'autre errant, j'affirme et puis je nie.
Dans mon doute forcé j'admire, et je me tais ;
De nos grammairiens je crains trop le purisme :
Si par malheur je me trompais,
On pourrait t'accuser, muse, de solécisme.»
Petrone, Sur un bel adolescent Fragments
J’imagine aussi sans peine que pour un matérialiste comme Courbet, « l’amant ailé fuyant par la fenêtre sitôt dévoilé par sa jeune maitresse - ou cet autre plus chaste (l’ange Gabriel) s’introduisant auprès d’une jeune vierge pour lui annoncer de vive voix qu’elle a été choisie pour mettre au monde une divine conception - » donnant encore prétexte à des peintures, relevait d’une grande hypocrisie.
Etablissant ce parallèle entre ces deux thèmes (mythologique et religieux), qui avaient la faveur des amateurs des Salons du Second Empire, il n’est pas impossible que le choix de Courbet pour le perroquet (animal souvent figuré dans les peintures religieuses comme l’un des animaux du paradis terrestre, ou comme attribut de Marie, mais aussi comme symbole du désir dans les peintures mythologiques), soit non seulement une référence ironique aux symboles éculés, mais aussi, pourquoi pas, une boutade de potache sur l’art de répéter (comme l’oiseau en est capable) des formules toute faites et des niaiseries, pour plaire à sa maitresse (entendre ici l’Académie)
Autrement dit, le parti pris de Courbet, carrément cynique, consiste à refuser de continuer, pour sa part, à faire prendre des vessies pour des lanternes (à huile) et à leur préférer tout compte fait le cri rauque d’un perroquet, qui charmait tout autant les demoiselles de la bourgeoisie. D’autant que, malgré la reproduction en noir et blanc qui nous reste, on peut imaginer que ce perroquet pourrait être un cacatua sulphurea citrinocrista, plus communément appelé « cacatoès souffre à crête orange* », dont la couleur flamboyante de sa huppe pouvait rappeler les flammèches de la dite lampe de Psyché.
On se souviendra aussi mais peut-être ne s’agit-il là que d’un concours de circonstances, que Psyché en plus de son éclairage s’était munie d’un rasoir en demi-lune dont elle avait aiguisé le fil (afin de se débarrasser du soi-disant monstre) et que, à cet égard, le bec de l’oiseau est aussi réputé pour posséder cette qualité tranchante.
« L'Inde fut mon berceau, bords sacrés que l'aurore
De ses rayons de pourpre illumine et colore,
Où partout l'encens croît et fume pour les dieux.
Du langage romain les sons mélodieux
M'ont d'un chant étranger désappris la rudesse ;
Et vos cygnes chéris, doux échos du Permesse,
De louer Apollon me vont céder l'emploi :
Car vos cygnes chéris ne sont rien devant moi. »
Petronne, le perroquet, Fragments
[…]
La peinture Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie (fig.5) ou Le Réveil ne fut donc pas présentée au Salon d’Automne de 1864, mais acceptée au salon de Bruxelles où un collectionneur, M. Lepel-Cointet, s’en porta acquéreur. Entre temps, le diplomate Khalil Bey, ayant entendu parler de l’œuvre de Courbet, se montra lui aussi intéressé. Courbet ne pouvant se dédire de son engagement (et par ailleurs vexé par ce nouvel échec au Salon), proposa donc au collectionneur Turc de réaliser une autre peinture sur un sujet analogue.
On peut ici s’étonner que le second tableau sur le thème de Vénus et Psyché (fig.3) n’ai pas été proposé au diplomate Turc ; deux possibilités : soit la toile n’existait pas encore (donc elle ne serait pas inscrite dans l’élaboration dont j’ai fait plus haut l’hypothèse), soit elle était jugée comme moins importante par Courbet lui-même pour figurer aux côtés des autres œuvres que possédait déjà Khalil Bey…
Le Sommeil (dit aussi, Paresse et Luxure ou Les deux amies) succède donc au Réveil. Drôle de suite (ou de poursuite) qui, même si on peut comprendre qu’il s’agit pour Courbet de pousser plus loin l’intention de la première scène, survient dans le récit temporel de façon totalement anachronique et inattendue.
L’intention de Courbet n’était pas évidement de composer une séquence temporelle ; la « suite », si l’on en accepte l’idée, est d’abord thématique. D’ailleurs rien dans cette peinture ne reprend apparemment (mis à part le duo féminin) les éléments du Réveil. La scène peinte n’a rien d’allusive, elle donne simplement à voir un couple après l’amour.
Le décor lui-même se veut sans ambigüité comportant des éléments du mobilier bourgeois du Second Empire : la tenture, la table basse, le guéridon, les flacons et le vase… Pourtant, parmi ces éléments du décor figurent, en plus des fleurs en bouquet, des oiseaux.
« Petit moineau, plaisir de ma maîtresse,
Amusement qu’en son sein elle presse,
Auquel son doigt elle offre à becqueter
Car l’âcre plaie il lui plaît de causer
Lorsqu’elle cherche, astre de ma demande,
Un je ne sais quel jeu qui la détende
Pour apaiser quelque peu sa douleur
Et soulager, je crois, sa folle ardeur,
Qu’avec toi je voudrais même allégresse
Pour alléger mon cœur de sa tristesse !
(...)
J’en suis charmé comme, dit-on, l’agile
Fille le fut par cette pomme d’or
Qui permit un hymen longtemps hostile. »
Catulle, « Complainte sur le moineau de Lesbie »
Les premiers, les plus visibles se trouvent représentés sur le décor du plateau de la table basse (au premier plan) au milieu de fleurs. Les seconds constituent (autant que je puisse en juger) une partie du motif peint du vase ovoïde, à l’arrière plan(1). Ce rappel discret des fleurs et des oiseaux est le lien ténu (presque enfoui) qui, si besoin était, réunit bel et bien les deux peintures (voire plus) en une « suite ».
Pour autant, la scène est inscrite au présent et ne revendique plus rien des artifices mythologiques : seules deux femmes nues enlacées dans un intérieur bourgeois. Mieux, au calme de l’abandon qui a saisi les deux corps, le peintre laisse à deviner la fougue qui l’a précédé, comme en témoignent les effets éparpillés sur les draps : collier de perles brisé, peigne et broche…
Un autre détail, plus évocateur, laisse surtout deviner l’origine de leur plaisir : la main de la femme brune, au premier plan, posée sur le revers rose de la literie.
Si les corps témoignent de l’acte, la forme, la texture et la pigmentation de ce simple pli de tissu incarnent l’objet du délice.
« Adieu sagesse! Adieu trop chaste muse!
Je vais conter les doux larcins d'amour,
Ses jeux lascifs, et la blonde Aréthuse,
Tantôt parée et tantôt sans atour,
Toujours charmante ; et cet obscur détour
Par où, la nuit, mon intrépide amante
A pas muets visite mon séjour.
Que je la voie à mon cou languissante
S'entrelacer, et de ses charmes nus,
Dont l'attitude à chaque instant varie,
Me retracer la lubrique série
Des doux tableaux tant chéris par Vénus.
Qu'elle ose tout, et de rien ne rougisse :
Mieux que moi-même experte en volupté,
Aux chocs d'amour que ma souple beauté
Sous le plaisir et s'agite et bondisse. »
Petrone, Epitaphe d’une jeune Pemsie, Fragments
[...]
Dans un petit tableau de Fragonard, intitulé Rêve d’amour vers 1768), on retrouve non seulement la posture du corps de la femme brune du Sommeil – à ceci près que celle-ci n’embrasse qu’un traversin –, mais aussi cette même intention du peintre de jouer du pli de l’étoffe pour, métaphoriquement, représenter la nature du désir si non la source du plaisir : la torsade de ce coussin rappelant tout aussi bien celle du serpent enroulé sur le tronc du jardin d’Eden que le souvenir duveteux des plumes du cygne de Léda.
Chez Courbet, le rêve est devenu réalité, le (la) partenaire absent(e) a pris corps.
[...]
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1 - Concernant le medaillon peint sur le vase - dont j’ai du mal à distinguer le motif réel sur la reproduction - il semble cependant qu’il représente un vase, des oiseaux ainsi qu'un visage… sujet assez fréquent pour ce type de décoration.