Ceci n'est pas une truite
(Courbet / Marden)
De La Truite peinte par Gustave Courbet, en 1872, une notice du Musée d’Orsay propose l’interprétation suivante : « On peut sans doute voir dans l'image de ce poisson piégé, vaincu mais encore vivant, une représentation du peintre lui-même, toujours en proie à ses justiciers. Brisé par les épreuves qu'il vient de traverser, Courbet revient dans ses dernières œuvres aux expressions romantiques de sa jeunesse. Si l'influence hollandaise du tableau est indéniable, la puissante individualité de Courbet éclate dans la touche emportée, la pâte rugueuse, la violence des contrastes. Dans ce lyrisme, se lit le désespoir de l'homme. »
Il est vrai que dans une autre variation du même sujet ("La truite" du Musée de Zurich), la petite phrase latine inscrite en bas à gauche, « In vinculis faciebat » (fait dans les liens), semble reprendre à son compte la formule figurant sous l’autoportrait que David avait réalisé alors qu’il se trouvait enfermé à la Bastille.
S’il n’est donc pas impossible d’établir une corrélation entre les conséquences de l’emprisonnement de l’artiste (suite aux événements de la Commune de 1871 auxquels il a participé) et les motifs représentés dans cette dernière période de sa production picturale, il ne semble pourtant pas que les termes de « romantique » ou de « lyrique » soient les plus appropriés pour qualifier cette peinture. Rugueuse et âpre : indéniablement. Crue et violente, sans aucun doute, érotique vraisemblablement, tragique peut-être, (quoique…), mais romantique… ?
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En 2006, dans le cadre d’un cycle de confrontations entre les œuvres des maîtres du passé et des créateurs contemporains, organisée par le Musée d’Orsay, le peintre Brice Marden avait choisi précisément de mettre en regard La Truite avec l’une de ses peintures, intitulée Extrêmes (2006).
Extrêmes, 2004-2005, huile sur toile.
Au premier abord, ce rapprochement ne peut paraître que déconcertant : dessin, couleurs, matières, s’opposent de toute évidence entre Courbet et Marden. Par ailleurs, la peinture de Brice Marden se présente comme un diptyque, procédé auquel le peintre américain a souvent eu recours dans son travail et que Courbet n’a, à ma connaissance, jamais utilisé.
Certes, on pourrait toujours tenter un rapprochement par delà ces signes, parler de la question de la profondeur complexe et flottante de ce tableau, évoquer les mailles et l’entremêlement possible des différents niveaux, chercher dans ces lacets enroulés les cheminements possibles d’un regard renvoyant à la toile de Courbet… mais ce serait faire là fausse route.
Il m’apparait que les peintures des grottes chez Courbet, par leurs jeux de courbes, les ourlets de la voûte ou l’intrication des plans chromatiques, seraient plus proches des structures formelles, des jeux de strates et des palettes monochromes explorés par Marden.
Ainsi, choisissant de ne pas mettre directement en relation son diptyque avec les motifs les plus proches*, il est possible que Brice Marden ait voulu éviter les effets d’une confrontation trop explicative, trop pédagogique, ce que pourtant les musées tendent de plus en plus souvent à faire (l’exemple récent de l’exposition Picasso et les Maîtres ou dans une moindre mesure les peintures de Soulage au Louvre, en sont la caricature même).
Cependant l’explication est sans doute plus simple : aucune de ces peintures de grottes ne fait cependant partie des collections du Musée d’Orsay ni ne figure dans des collections publiques Françaises. « La Grotte Sarrazine, près de Nans-sous-Sainte-Anne »(1864) se trouve au Getty Museum de Los Angeles, une autre version (assez proche) au Muséum of Fine Art de Houston, « La source de la Loue »(1864) se trouve au Musée d’art Moderne de Bruxelles Une autre « Source de la Loue » au Metropolitan Muséum of art de New-York, une autre encore au Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, New York, « La grotte de la Loue » (1964) à la National Gallery of Art de Washington…
Aussi, plutôt que de choisir un sujet proche de ce que je crois être le probable motif initial retenu par Marden (l’image d’une cascade, un ruisseau ombragé), ou toute autre peinture présente dans les collections d’Orsay (portrait, nus, nature morte…), sans rapport avec sa peinture, le peintre a préféré la Truite qui, par la texture de son corps lustré, mais aussi par sa gueule ouverte (écho discret à l’entrée de la grotte) pouvait formellement se rapprocher de son motif . Par ailleurs le thème de ce cours d’eau, parfois accompagné de la présence d’un pécheur, pouvait évidemment renvoyer à la prise du poisson. Enfin, l’allusion sexuelle de la grotte et de la truite est sans nul doute une façon de faire écho à ce qui fit entre autre choses la célébrité moderne de ce peintre, l’image féminine d’une autre source.
Ce n’est donc pas à la situation historique de ce tableau (le contexte de sa réalisation) que s’est visiblement intéressé Brice Marden, mais bien davantage à la question de la peinture, à sa sensualité autant qu’aux métaphores des plaisirs qu’elle suppose : le titre Extrêmes, donné à son diptyque ne l’indique-t-il pas de façon plutôt explicite ? Extrêmes peut aussi s’entendre comme X-Trames - « trames » étant le synonyme de « screen » : la surface, l’écran, la toile…
Ces grottes, par leur aspect minéral (et anthropomorphe), si elles sont d’abord et toujours perçues comme des lieux (et donc des sujets) pittoresques peintes par Courbet, sont aussi, d’abord, au-delà de la métaphore érotique, de superbes surfaces d’abstraction, tout comme le sont aussi les vagues… Avec l’insistance qui caractérise Courbet, elles deviennent aussi une déclinaison de formes entêtante, envoûtante, auxquelles le peintre américain (son travail en porte les signes constants) ne pouvait qu’être sensible.
Choisir la Truite – « the trout », en anglais -, n’était-ce pas aussi faire preuve d’humour ? Celle-ci aura glissé entre les mailles du filet.