Cépage appeau née...

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(Dimanche) 

Pétrifiés, les lézards verts se chauffaient sur les murets, en bordure des ruelles où les voitures ne pénètrent pas. Des touristes déambulaient au ralenti. Ils s’épargnaient la montée vers les ruines du fort, au sommet de l’éperon auquel le village s’accroche. Cerné de petites crêtes revêches et broussailleuses, vue sur la mer plein sud et l’Italie à deux vallées de distance. Aux heures extrêmes du jour, je pouvais me croire mannequin de cire dans un musée à la mécanique actionnée par des employés qui, la nuit tombée, regagnaient Manterie, la ville côtière, puis revenaient le lendemain, avant le premier touriste, pour relever le rideau de brume qui capitonnait l’aube.

Dix heures carillonnèrent une première fois au clocher.

Je me prélassais, atrabilaire, écrasé par la culpabilité de gâcher mes loisirs à n’en rien faire, à défaut de savoir qu’en faire, convaincu par dépit que rien n’avançait à rien dans l’existence. Mon travail m’assurait le pain et le toit, il m’évitait surtout de penser à l’eau qui s’écoule dans la clepsydre. Lorsque je l’abandonnais pour exercer mes droits aux congés payés, j’avais besoin d’une période d’adaptation. Mon estomac se nouait à l’idée de laisser filer les heures sans les remplir de mon industrie. Je me sentais fautif ; puis, ce sentiment s’atténuait, jour après jour, jusqu’à ce que je considère que retourner au bureau était, d’évidence, la moins raisonnable des décisions. Mes viscères à nouveau se tordaient à cette perspective. Il était alors temps de regagner Paris.

La seconde volée de cloches agonisait quand la montagne gronda. Comme si elle se raclait les gorges étranglées où trépignent les torrents. Les hirondelles se turent. Le sol grelotta sous mes pieds.

Je me jetai sous la table en renversant ma chaise. Les sismologues avaient prévu qu’un tremblement de terre colossal ravagerait la région avant le siècle prochain. Mon décès prouverait que ces braves gens méritaient leur salaire.

Un carreau se fracassa sur le carrelage. J’étais si terrifié que je ne vis qu’une trajectoire au ralenti, celle des rêves où courir fige les jambes dans la glu, l’hésitation de la vitre qui vacille avant de se dérober à la renverse et de scintiller au sol, en éclats saillants, jusqu’à mes mains. Puis j’entendis l’explosion, avec la conscience décalée du tonnerre après l’éclair.

Ballotté par la terreur, j’attendais la mort.

Toute la maison frémissait. Elle tardait cependant à s’écrouler. Elle ne se fissurait même pas. Des moutons de poussière paissaient paisiblement le long des plinthes.

Je recommençai à penser et, aussitôt, peut-être par instinct de défense, je regrettai de m’être laissé aller à l’apitoiement, quelques secondes auparavant. A force d’accuser une vie linéaire, agréablement inutile, que je n’avais jamais rien fait pour changer notablement, les gravats qui allaient m’ensevelir n’étaient-ils pas ma propre condamnation ?

Le grondement décrut. Les vibrations s’estompèrent. Je fixais le bout de mes doigts, les ongles rongés. Je m’attendais à ce silence d’après les grandes catastrophes cinématographiques, mais la tectonique s’était dérobée à son œuvre destructrice. Je vivais toujours, bien que me tenant à quatre pattes. La peur m’avait rejeté aux prémices de la métamorphose humaine. Pendant une minute, je n’entendis plus rien. Pas un cri, pas un aboiement.

Puis, progressivement, un brouhaha me parvint depuis la rue. Je me relevai, me cognai à la table, fit « Ouille » pour entendre ma voix, les anges ne connaissent plus la douleur. Flageolant, j’ouvris la fenêtre du salon.

Tel un orage de mousson, quand un front de déluge que rien n’annonce barre l’horizon, cinglant là où l’instant d’avant le soleil écrasait, une cataracte marron dégringolait la ruelle sur toute sa largeur, au pied de ma maison. Le torrent dévalait du haut du village et se ruait vers la place où l’église et la mairie se font face.

Le flot s’élevait à un mètre cinquante, ou deux mètres de hauteur. J’étais incapable de plus de précision.

Je fermai la fenêtre, violemment.

Je me ruai à travers le séjour jusqu’à la porte d’entrée, qui donnait sur l’autre grande ruelle du village. J’ouvris. Une épaisse coulée y ravinait également, infranchissable sans doute aucun, entraînée par la pente. Le Syndicat d’initiative, qui marquait le coude au bout de la ruelle, devait être ravagé. Je me penchai en avant, stupidement, tel un enfant persuadé qu’il verrait mieux les étoiles au sommet d’une colline.

Alors je reconnus.

C’étaient des êtres vivants. Humains.

Les pieds frappaient le sol, les lèvres souriaient. Des hommes, des femmes, des enfants. Ils me paraissaient tous semblables, les cheveux d’un brun très foncé, la peau couleur de chêne, des jambes courtaudes.

Et même...

Le mot mit un temps démesuré à se former dans mon esprit, comme si j’inventais à mesure chaque lettre d’un nouvel alphabet.

Des Japonais !

[...]

Extrait du premier chapitre de " La frontière japonaise - V6" de Fabien Maréchal

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