Le plus simple appareil
Nous attendions les Martin pour déjeuner. C’était un dimanche. Henri Martin est mon meilleur ami. Je suis complaisant. Tant que je n’aurai pas compris ce qui s’est passé, je préfère le considérer encore comme un ami. Ma femme n’est pas du même avis. "Ceux-là, nous ne sommes pas près de les revoir", a-t-elle soupiré, encore tremblante de son trouble, quand ils ont claqué la porte. Elle a dit cela très lentement, comme si elle hésitait entre la colère et la surprise, et je ne sais pas si c’était un simple constat, une satisfaction ou un regret. Peut-être bien un regret.
Les Martin ont claqué la porte, cela j’en suis sûr. Un grand Blam !, qui a dû résonner dans tout l’immeuble en remontant la cage d’escalier jusqu’au sixième. Blam ! Pas au revoir, ni merci. Rien que : Blam !
Henri a dû ouvrir la porte ; maître de lui et galant jusque dans la colère, il a laissé le passage à son épouse, Martine, et blam ! Chaque fois que je ferme cette porte, désormais, même si je la rabats doucement, j’entends encore cet échos, cette détonation de fusil dans les montagnes. Blaaammm !, en fait, qui agonise, comme l’image d’un miroir projetée dans un autre miroir, un son renvoyé de falaise en falaise jusqu’à devenir imperceptible, quoique toujours présent, lancinant, au moins dans ma tête. Cette porte ne cesse de claquer et son explosion déclinante d’accompagner le départ des Martin.
Martine, oui, Martine Martin, cela s’est trouvé ainsi lorsqu’ils se sont rencontrés. Je connaissais déjà Henri en ce temps-là. C’est peut-être la première chose qu’ils se sont dites. Je m’appelle Martine. Je m’appelle Martin. C’est étrange. Non, Martin, c’est mon nom, Henri, c’est mon prénom. Peut-être que cela lui a plu, à Martine : Martine Martin. Un échos, déjà.
Je m’appelle Eric et ma femme Hélène. Aucun point commun de ce côté là. Il me semblait pourtant que nous en avions plus que Henri et Martine, au départ. Bien sûr, maintenant, j’en suis beaucoup moins certain. Je me dis même que nos points communs sont bien moins ancrés que ceux de Martine et Henri. Pour qu’ils se comportent ainsi.
Ils avaient l’air parfaitement à l’aise, lorsqu’ils se sont présentés, à la demie de midi. Je leur avais dit d’arriver vers le quart mais ce sont des gens éduqués, ils ne viennent jamais à l’heure à déjeuner. Ils sonnent à l’heure de la maîtresse de maison, pas à celle de l’invitation. Eux aussi sont toujours en retard, quand ils reçoivent.
Je ne suis pas du genre à contempler ma garde-robe avant de choisir comment je vais m’habiller mais, ce jour-là, je me souviens parfaitement de la façon dont j’étais vêtu. Alors que je serais incapable de vous décrire ce que je portais, par exemple, à Noël, ou même lundi dernier. Il n’y avait rien de bien compliqué ou d’ostensible, dans ma tenue, ce dimanche. Je tiens à le préciser pour dire que j’étais tout de même habillé. Un pantalon en toile noir, un polo blanc avec un bouton ouvert, des chaussures de ville, noires également. Hélène avait opté pour la légèreté. J’entends, un tissu léger, pas un décolleté olé-olé ou la petite culotte qui dépasse. Une robe en coton qui descendait jusqu’aux genoux, bleu clair, absolument sans artifice.
La tenue des Martin comportait-elle une part d’artifice ? A bien y réfléchir, ce n’est pas impossible. Appuyer sur le bouton de la sonnette complètement nu doit-il être considéré comme un raffinement absolu dans le détachement normatif ou comme un j’m’en-foutisme intégral dans la préoccupation vestimentaire ? Ils étaient nus, tous les deux, et de la tête aux mollets. Aux pieds, ils avaient conservés des sandales. Pour le reste, rien, si ce n’est les poils d’Henri. Hélène n’en avait pas, nulle part, voilà ce que j’ai remarqué en premier. Je n’affirme pas que cela m’a choqué. C’était juste inattendu, sur l’instant, quasiment plus que leur nudité commune. Sans doute, dans l’image que je m’étais forgé d’eux, je les considérais déjà comme libérés de certaines convenances, en dépit de leur statut social. Je ne m’attendais pas à ce que Martine et Henri soient nus, bien entendu. Or, bizarrement, ce n’est pas ce qui m’a frappé d’entrée. En revanche, que Martine soit rasée m’a estomaqué. Je croyais que cela ne se voyait que dans les films pornos. Un préjugé, je le comprends, désormais. Y compris dans mes rêves, je n’ai jamais été jusqu’à imaginer Hélène rasée. Je ne m’étais même pas demandé ce que cela me ferait.
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Extrait d’une nouvelle de Fabien Maréchal « A poil ! ». 08 - 2005, publiée sur