Ressemblances (R.Bechtle/ R.Estes)
« L’ombre est la vie reflétée de la statue, sa mobilité magique.»
Giorgio de Chirico
De fil en aiguille, recoudre quelques pans d’imaginaire… C’est une série de sculptures de W. Turnbull, identifiées dans les portraits californiens de David Hockney qui m’ont conduit à regarder de plus près certaines peintures de Piero della Francesca, dont "La Flagellation", où se trouvait une petite statuette en bronze doré, laquelle m’a amené à m’intéresser au personnage blond vêtu d’une robe rouge. Tout cela comme on tire distraitement sur un fil qui dépasse d’un tissu – au risque d’en défaire les trames ? – Je me suis rendu compte que la pelote, obtenue en retour, était plus fournie et emmêlée qu’elle ne le laissait paraître (mais n’est-ce pas toujours ainsi ?).
Chemin faisant, d’autres bifurcations auraient été possibles concernant par exemple le thème du socle dans la sculpture, le simulacre, la gestuelle, les autres sources possibles du peintre italien, l’espace et ses représentations… Justement, à ce sujet, deux peintres en particulier m’ont accompagné au cours de ma visite chez Piero della Francesca, ou plus exactement deux peintures que je n’ai cessé de regarder du coin de l’œil en me disant que leurs auteurs avaient eux aussi, à leur façon, déjà effectué ce voyage. L’une de Robert Bechtle « 56' Chrysler » (1965) et l’autre de Richard Estes « Apollo »(1968).
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(Robert Bechle)
1 – 56’ Chrysler : Un air de famille.
« Je suis intéressé par la question de la ressemblance; je suis aussi intéressé par la peinture qui est une façon d’en rendre compte. J'aime voir des choses telles qu’elles sont plutôt que penser à la façon dont elles peuvent être transformées. […] Je suis plus particulièrement sensible, dans mon travail, à la partie du monde que nous semblons remarquer le moins... à savoir notre environnement quotidien, notre façon de vivre. Ainsi, j'ai souvent peint mes amis et ma famille, des maisons familières, les rues du voisinage.
Mes peintures traduisent d’une part le mode de vie des américains de la classe moyenne, telle qu’elle existe en Californie et, d’autre part, elles tentent de trouver un point équilibre entre ce sujet et les préoccupations plus formelles de la peinture (l'utilisation de couleur et de la lumière, et toutes sortes de principes qu'il faut utiliser pour restituer les apparences. Mes peintures sont, dans ce sens, inscrites dans une longue tradition de la peinture Européenne et Américaine ayant cherché à trouver une signification dans les détails de la banalité. »
Robert Bechtle, 1990
Ce qui a d’abord attiré mon attention dans la peinture de Bechtle était lié à la lumière des façades blanches alignées derrière la voiture stationnée le long du trottoir.
Le cadrage rapproché, le principe de plans animés par les motifs des stores et les rythmes des ouvertures, le jeu des volumes emboités avec perturbation des échelles (fenêtres et baies…), le porche ménagé sur un passage où s’ouvre la profondeur d’une des maisons, présence discrète de fuyantes relevées d’un seuil d’un garage (indiquées par des bandes alternées de gazon et d’un revêtement rose)… et enfin, sur l’asphalte, le tracé en perspective des lettrages jaunes de signalisation, le tout évoquant une réminiscence de la construction spatiale de la peinture de Piero della Francesca.
Un décor architectural vide, certes, mais relevant d’une même ambiance, presque d’un même « climat ». Pas de personnages donc, ou plutôt si, un seul : une Chrysler Windsor -1956, rutilante et rose, gracieuse et puissante, digne (aux dires de son constructeur), de porter le nom de la fameuse dynastie des Windsor. Elle fut d’ailleurs célébrée « voiture de l’année » aux USA.
Royale figure donc, rangée devant un décor sans faste mais à l’esthétique élégante et sévère des maisons méditerranéennes, et dont la petite poterie blanche, disposée sur un muret, vient souligner d’une touche discrète le goût de l’équilibre et de l’ordre… Bref, l’idéal américain de la classe moyenne d’après-guerre : petit pavillon et grosse cylindrée.
Cependant, pour en revenir à la peinture de Bechtle, la construction de l’image partageant l'espace en deux zones égales, claire en haut et sombre en bas, accorde une place importante à la chaussée marquée par la signalétique jaune. Lorsque j’ai croisé cette image pour la première fois, elle était reproduite en miroir et l’écriture écrasée par la perspective n’était pas vraiment lisible, en la retournant le sens de lecture redevenait possible : XING.
Je me suis longtemps demandé ce que ce mot pouvait signifier, Puis quelqu’un m’a fait remarquer qu’il devait s’agir là d’une abréviation, le X pouvant signifier une croix, il était donc possible de lire « crossing » soit, ici, l’indicateur d’un carrefour ou d’un passage piéton, annoncé hors champ, sur la droite.
Il se trouve par ailleurs que, consultant d’autres reproductions des travaux de Bechtle, j’ai croisé une autre peinture plus récente (2006) représentant un carrefour dont les éléments d’architecture me semblaient très proches de ceux de cette peinture.
Quelques éléments ont certes changé depuis 1965, mais on retrouve les principaux : la tour carrée avec une petite fenêtre en arc plein ceintre, les toitures en tuiles romaines, l'angle en retrait du perron (aujourd'hui couvert d'une avancée en bois, y compris le bord de la corniche de la toiture de la maison de droite. Cette seconde peinture fait même comprende que la zone légèrement plus foncée qui anime la façade de droite sur la première peinture est due à l'ombre portée d'un arbre.
Sachant que Robert Bechtle, comme la plupart des peintres hyperréalistes, travaille à partir de prises de vue photographiques, je me suis dit que, compte tenu de la date relativement récente de cette seconde peinture, il était peut-être possible de retrouver ce lieu en utilisant une carte numérique, accompagnée de vues locales; ce qui me permetrait de vérifier si l'inscription existait. En effet, j’ai pu localiser la rue qui figure sur la seconde peinture de Bechtle : elle se trouve à Alameda, de l’autre côté de San Francisco, ville où est né et où réside encore l’artiste.
Robert Bechtle Six Houses on Mound Street, 2006 (collection privée) - Capture d’écran de Google Map
Autant que l'on puisse en juger, si le lieu est bien le même (donc si la première peinture et la seconde sont bien deux représentations d'un même endroit), seules les inscriptions peintes au sol ne ressemblent en rien à celles présentes dans le premier tableau.
Par contre, sur une vue satellite de cette rue, on peut observer, à un pâté de maison de là, une série de marques jaunes en travers de la route. De près, il s'avère que ces marques sont précisément les traces de signalisation que je cherchais. Le message entier, repartit en trois temps sur la longueur de la rue indique : SLOW SCHOOL X ING (Ralentir - Ecole - Croisement)
Les vues latérales de cette rue montrent cependant que les habitations qui se trouvent dans l’alignement de l'inscription ne sont pas celles présentes sur les deux peintures ni dans l’autre vue photographique. Ainsi, l'inscription jaune de la première peinture (56 ‘Chrysler) est une pièce rapportée ou, si l’on veut, le résultat d’un assemblage de deux points de vues.
La peinture se contente rarement de reproduire le réel tel qu’il est - celle des peintres hyperréalistes pas plus que les autres ! - et la photographie, outil mécanique, n’est qu’un moyen (plus moderne et plus rapide que le pied à coulisse et la chambre claire) de saisir, de fixer les lignes et les lumières : le reste s’invente pour restituer l’illusion des apparences et la nécessité de la signification voulue : « Ce que vous voyez en faisant de la peinture est supérieur à ce que l’on voit en prenant la photo. Prenons par exemple un arbre qui projette son ombre sur un escalier. Sur la photo, celle-ci est juste enregistrée comme une zone sombre. Mais quand vous commencez à la peindre, il y une quantité de possibles et vous devez négocier avec cela de façon à ce qu’elle donne un sentiment de justesse aux spectateurs.» précise ainsi Robert Bechtle, et d’ajouter « La qualité de la lumière et le rendu du dessin, la substance des peintures qui figurent mon espace quotidien […] n’est-ce pas essentiellement ce de quoi sont faites les peintures de tout temps … C'est toujours un défi que d'utiliser ces matériaux pour en proposer une approche formelle tout en évoquant simultanément une sorte de poésie.»
Pour ma part, j’entrevois deux façons possibles de comprendre les raisons de l’ajout de cette signalétique dans 56’Chrysler ; la première est très certainement purement formelle : compte tenu de la proportion importante de la bande sombre de la route, même soulignée d’une ligne jaune (celle-ci existe bien dans la seconde peinture de 2006 et dans la vue de la rue) cela aurait entrainé un déséquilibre du carré en créant un flottement de la partie haute : l’introduction du signe (prélevé en amont de la rue) permettait ainsi de rétablir un contrepoint visuel (rythme horizontal répondant aux lignes des stores), et un point d’encrage fort de la partie basse. La seconde, tout en étant elle aussi motivée par des raisons formelles, faisait le choix d’une inscription qui, tout en étant pas immédiatement lisible (de part la perspective et de part le fait qu’il s’agisse d’une abréviation), n’en était sans doute pas moins chargée d’une certaine connotation.
Disposée au premier plan, à droite de cette scène emblématique figurée par la Chrysler rose stationnée devant les façades blanches - un peu justement comme le groupe des trois figures devant « La flagellation »(1) - l’inscription « X (CROSS) – ING » avertit d’un croisement, d’un carrefour autant que d’un mélange ou d’une hybridation, ce qui est précisément le procédé utilisé ici par le peintre.
Par ailleurs, dans un entretien accordé à Paul Karlstrom, en 1978, Robert Bechtle précise que Alameda, ville dont était originaire son père est aussi celle où il a passé une grande partie de son enfance. Il y a donc de fortes chances pour que cette peinture soit pour lui davantage qu’une simple restitution d’une époque ou d’un mode de vie, mais bien un retour sur sa propre histoire, car cette rue et cette maison, loin d’être des lieux anodins, sont chargées d’une part d’affectif puisque Robert Bechtle y a tout simplement vécu.
En 1965, toujours, une peinture intitulée « 46’ Chevy », présente une Chevrolet décapotable noire avec, assis à la place du conducteur, un jeune homme, qui peut-être même Robert ou son frère... La voiture est stationnée le long d’un trottoir, non loin d’un carrefour. A l’arrière plan on distingue très nettement un ensemble de maisons construites selon un même modèle d’architecture. En retournant sur Google map, toujours au carrefour de Moud Street et Calhoun Street mais en pivotant le point de vue à 180° on retrouve ces mêmes maisons.
Autrement dit, ces trois peintures, éloignées dans le temps, tiennent dans un mouchoir de poche. Séparées au gré des ventes elles contiennent toutes un élément qui permet de comprendre que l'espace n'est pas qu'un simple décor. Réunies elles permettent de restituer un espace réel ou presque, puisque, comme nous l'avons vu la première de ces trois peintures, 56' Chrysler, est une reconstruction et non une reconstitution.
Ne serait-ce pas, sommes toutes, avec d’autres moyens, mais avec la même finalité ce que Piero della Francesca a élaboré dans les espaces si crédibles de ses mises en scènes ?
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1 - Il se peut que ce ne soit là qu’une pure coïncidence ou un simple hasard objectif,: « To cross » peut se traduire, en fonction du contexte, aussi bien par « Traverser » que par « Faire le signe de croix».