de façades en coulisses (6)

Publié le par ap

(Piero della Francesca)


6 - Les faux témoins

 

 

« Sur la terre, il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures. »

Giorgio de Chirico (Manuscrit IV.)


« Symmaque, selon Larousse, grand païen de Rome se moquait de l’empire devenu chrétien : « il est impossible, disait-il, qu’un seul chemin mène à un mystère aussi sublime. » Il n’eut pas de postérité spirituelle, mais devint beau-père de Boëce, auteur de la consolation philosophique ; puis tous deux furent mis à mort par l’empereur barbare Théodoric en 525 (barbare et chrétien je suppose).

Cela fait, il fallut attendre plusieurs siècles pour que l’on rebaisse les yeux et regarde à nouveau par terre. C’est alors qu’un beau jour enfin, selon du Cange : « Icelluy du Rut trouva un petit sachet où il y avait mitraille, qui est appelée billon. » (La belle affaire !) »


Francis Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi, Ed.Flammarion,1977 - (P.69/70)


 


A ce jour, au moins plus d’une trentaine d'hypothèses ont essayé d’élucider le sens de La Flagellation. Si l’on a pu dire que ce tableau qu’il est une  " mystique de la mesure ", de part ses constructions savantes (mathématiques, théologiques, politiques…), si l’on a tenté d’identifier l’un ou l’autre des sujets représentés, il faut bien convenir qu’elle a traversé le temps en gardant son secret. La peinture est radieuse, le sens général peut s’expliquer par un sens métaphorique de la figure de la passion, mais le sens particulier, surtout attaché au groupe des trois personnages du premier plan demeure énigmatique.

 

On a longtemps pensé à leurs sujets, considérant ainsi qu’ils étaient inscrits dans un même espace spatio-temporel, qu’il pouvait s’agir de quelques-uns des acteurs principaux du drame de la Passion, le personnage en rouge étant tantôt identifié à Judas, tantôt à Pierre reniant le Christ après son arrestation. Certains historiens ont soutenu qu’il s’agissait plus certainement, compte tenu des costumes et de leur mise en avant, de personnes réelles du xv siècle, plus ou moins contemporaines de la réalisation du tableau.

 

Pour les uns, comme Roberto Longhi, le jeune blond habillé de rouge serait Oddantonio da Montefeltro, encadré de deux conseillés, dont la politique maladroite provoqua un soulèvement populaire à l’issue de laquelle le jeune prince mourut en 1444. Une autre hypothèse (celle de Carlo Ginzburg) veut que ce même jeune homme soit Buonconte de Montefeltro, fils bien-aimé du duc d'Urbin, mort en 1458 à l'âge de dix-sept ans, que l'homme de gauche soit le cardinal Bessarion, humaniste grec, apôtre de l'union des Eglises d’occident et d’orient et l’homme de droite Giovanni Bacci, commanditaire des fresques d'Arezzo… Pourtant, et alors que précisément la plupart des auteurs établissent un rapport avec la famille de Frédéric Montefeltro, on ne possède aucun indice attestant de la présence de cette peinture dans le palais ducal d’Urbino.

 

D’autres, plus prudents sur les noms, considèrent que ces trois personnages, au regard de la scène de la flagellation, incarnent, de façon allégorique, les luttes intestines de pouvoir qui minaient les différentes seigneuries italiennes au xv siècle et montrent, peu ou prou, les différentes tractations politiques et religieuses liées à la récente prise de Constantinople par les Turcs (1453) ainsi les souffrances endurées par la chrétienté symbolisées par la robe rouge du personnage. La présence d’une inscription sur le cadre du tableau– qui n’existe plus -, « Convenerunt in unum »(1) relevée au 19e, par un historien allemand (J.David Passavant) semble avoir conforté cette thèse d’une probable allusion à cette tentative de réunion des deux églises d’Orient et d’Occident, dont la scène biblique en arrière plan tiendrait lieu d’allégorie.

 

Ainsi, les différentes interprétations s’attachent à comprendre ce qui, dans la mise en parallèle des deux espaces et des personnages qui s’y trouvent, permettrait de lever son secret, ou tout au moins, d’éclaircir la signification d’un tel dispositif. Ceci étant, la difficulté à dater l’œuvre (entre 1444 et 1465 selon les différentes estimations), l’absence de trace d’un commanditaire avéré et le fait que ce tableau ne semble être inscrit dans aucun ensemble identifié ne permettent aucune réponse définitive. Intentions politiques ou commémoratives (et parfois les unes et les autres confondues) demeurent donc à ce jour les variantes les plus proposées.


Outre la mise en espace qui semble bien jouer sur deux temps, « sur deux tableaux », l’analogie formelle mainte fois soulignée de la posture du Christ et de celle du jeune blond - ajoutée à celle de la statue dorée, dont nous avons déjà parlé - autorise ou encourage à penser qu’il s’agit bien d’un principe d’équivalence, l’un étant en quelques sorte « à l’image de l’autre ».


 

Si les deux temporalités existent bien, si elles coexistent par le simulacre de la construction spatiale dans un même lieu - mais sous deux lumières différentes – on est en droit de penser, malgré les éléments du décor,  que c'est à Jérusalem que seraient localisées les deux scènes.

 


Vêtue d’une tunique rouge (le rouge étant traditionnellement associé à la Passion du Christ), cette figure juvénile pourrait être le Christ lui-même, tel qu’il est représenté dans l’épisode de la dispute avec les docteurs de la loi dans un temple de Jérusalem. Jésus alors n’a que douze ans, mais selon les artistes il est souvent représenté comme un petit adulte ou comme un grand enfant (donc imberbe). Cependant, il faut bien l’admettre, les sources précisent que, soit « Jésus est assis sur un fauteuil qui domine les docteurs », soit il est debout et les docteurs assis, ce qui ici n’est pas le cas.  Par ailleurs, les Docteurs sont décrits comme étant des vieillards ou « des savants Juifs ou encore des orientaux typiques »… Cette hypothèse seule ne tient donc pas au regard des deux personnages qui encadrent le jeune homme blond.

 

J’avais relevé plus haut que la figure angélique était aussi proche de la façon de figurer les anges et les apôtres qui sont, eux aussi, souvent pieds nus chez Piero. Cette caractéristique indique, à mon sens, que cette figure se situe bien sur un registre proche, marquant indéniablement, une certaine forme d’humilité. Dans ce cercle « rapproché » on peut donc inclure les saints ou les martyrs : « Les Martyrs auront toute ressemblance avec leur Roi suprême. Ils seront, comme il l'a dit, " semblables à des agneaux au milieu des loups ". Il est donc juste qu'ils soient associés à tous les triomphes de l'Homme-Dieu », (Matthieu. X, 16.). »


Dans le cortège des Martyrs(2), dont La légende dorée établit la liste, il en est un qui, par de nombreux points, et surtout parce que c’est le premier, pourrait bien correspondre au personnage : il s’agit de Saint Etienne. De ce saint, on apprend donc, dans les écrits de Jacques de Voragine, que, suite à de fausses accusations portées contre lui par les prêtres  juifs de Jérusalem (une dispute), il fut lapidé :

 

« […] Or, Étienne, qui était plein de grâce et de force, opérait de grands prodiges et de grands miracles parmi le peuple. Les juifs jaloux conçurent le désir de prendre le dessus sur lui et de l’accuser : alors ils essayèrent de le vaincre de trois manières: savoir, en discutant, en produisant de faux témoins et en le jetant dans les tourments. Toutefois il fut plus savant dans la discussion […] Voyant donc qu'ils ne pouvaient l’emporter sur lui […] ils furent assez habiles pour choisir une seconde manière, qui était de le vaincre à l’aide des faux témoins. Alors ils en subordonnèrent deux pour l’accuser de quatre sortes de blasphèmes […] Cependant tous ceux qui étaient assis dans le conseil ayant levé les yeux sur lui, virent son visage comme le visage d'un ange [...] les faux témoins furent confondus dans leurs dépositions. […] Les Juifs, se voyant une seconde fois vaincus, choisirent […] de le vaincre au moins par les tourments et les supplices. »

 

Détails de :  P.Ucello (La dispute de St Etienne), vers 1440  et  deux panneaux de V. Carpaccio (La vie de St Etienne) vers 1511

Comme l’indique plus loin ce texte, ce sont « les deux faux témoins » qui l’ayant conduit hors de la ville, furent chargés de lui jeter les premières pierres et son martyr se déroula « l’année que J.-C. monta au ciel, au commencement du mois d'août, le matin du troisième jour. » Etienne succomba à la lapidation non sans avoir prié pour ses bourreaux, comme le fit Jésus : « Seigneur, ne leur imputez point ce péché! ».

 


Jacques de Voragine précise encore que la couleur de Saint Etienne était le rouge (« Alors Gamaliel ajouta : ces corbeilles sont nos cercueils et ces roses sont nos reliques. La corbeille pleine de roses rouges est le cercueil de saint Etienne qui, seul d’entre nous, a mérité la couronne du martyr »)  et que les miracles que produisirent ses reliques (après son invention) étaient associés à la tunique du saint et aux fleurs ayant été au contact du tissu (« Parmi ces miracles qu'il (Saint Augustin) raconte, il en est quelques-uns de fort remarquables. Il dit donc que l’on mettait des fleurs sur l’autel de saint Étienne et que quand on en avait touché les malades, ils étaient miraculeusement guéris.»).

 

On peut rappeler, à ce sujet, que des motifs de fleurs sont présents derrière le personnage blond du tableau de Piero, parsemés sur la façade d’un bâtiment.


Enfin, Toujours dans La légende dorée, rapportant une fois encore les propos de Saint Augustin, Jacques de Voragine donne ce portrait :


« Dans Etienne brilla la beauté du corps, la fleur de l’âge, l’éloquence de l’orateur, la sagesse éclatante de l’esprit et l’opération divine. » avant d’ajouter « Considérez saint Etienne serviteur de Dieu au même titre que vous : c’était un homme comme vous […] ».

 

 

On aura remarqué aussi, je pense, dans la description de l’épisode de la Dispute d’Etienne, les similitudes avec l’arrestation, le jugement et la condamnation du Christ, dans cette même ville de Jérusalem. Il se peut donc que ce groupe de premier plan soit une allusion à ce premier martyr(3) entouré des deux faux témoins, au moment même où ceux-ci sont confondus par ce visage d’ange. La scène en arrière plan, sur la gauche, pouvant être une mise en perspective (au sens propre et figuré) de la parole que Matthieu attribue au Christ :

 

« Méfiez-vous des hommes : ils vous livreront aux tribunaux et vous flagelleront dans leurs synagogues. Vous serez traînés devant des gouverneurs et des rois à cause de moi » (Matthieu 10,17-22.)

 

Celle-ci faisant écho aux propos d’Etienne face à ses juges :

 

«Ô hommes, à la tête dure, incirconcis de cœur et d'oreilles, vous résistez toujours au Saint-Esprit, et vous êtes tels que vos pères ont été ! Quel est le prophète que vos pères n'aient point persécuté ? Ils ont tué ceux qui prédisaient l'avènement du juste que vous venez de trahir et de mettre à mort, vous qui avez reçu la loi par le ministère des anges, et qui ne l'avez point gardée »


Ainsi dans l’espace construit(4) de ce tableau, Piero della Francesca ne se serait-il  pas plu à confondre deux temps et deux martyrs « réunis en un » (« convenerunt in unum»)?

 

**


(...de toute qualité par le pouvoir des lignes)

 

 

Ces figures disposées dans un écrin d’ombres et de lumières, aux « divines proportions » (comme aurait pu le dire Luca Pacioli), inscrites depuis la profondeur d’un temps accordé à celui d’un récit qui fit loi, viennent vers nous, prennent pied en plein jour sur l’esplanade. Ils sont là, présents par cet adorable leurre de la mesure. En un sens, la peinture matérialise presque une permutation des termes de cette formule que prête Voragine à saint Augustin : « Hier, le christ est né sur terre, afin qu’aujourd’hui Etienne naquit dans le ciel ». 

 

Si toute sa vie, Piero della Francesca a peint exclusivement des sujets religieux, « La flagellation » pourrait bien être le seul (connu) qui, par l’espace qu’il dessine, témoigne en plus de la naissance d’une nouvelle conviction  - non d’un nouveau culte mais d’une nouvelle culture - qu’il affirme par ailleurs dans le Prospectiva Pingendi :

 

« Et parce que la peinture consiste forcément à montrer des surfaces et des corps raccourcis ou agrandis dans l’écran, placés suivant la façon dont se présentent dans ledit écran les choses véritables vues par l’œil sous divers angles, et que, par conséquent, pour toute quantité, une partie est toujours plus proche de l’œil que l’autre et que la plus proche se présente toujours sous un angle plus grand que la plus éloignée dans les limites données, et que l’esprit ne pouvant juger par lui-même de leur mesure, c’est-à-dire combien fait la plus proche et combien fait la plus éloignée, je dis donc que la perspective est nécessaire, elle qui discerne toutes les quantités proportionnellement, comme une vraie science, montrant la diminution et l’accroissement de toute quantité par le pouvoir des lignes. »

 

 

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1 - Le sens de cette formule, extraite des deux versets du Psaume II (« Quare fremuerunt gentes, et populi meditati sunt sunt inania ? Astiterunt reges terrae et principes convenerunt in unum adversus Dominum, et adversus Christum ejus. », soit « Tous [les rois et les princes de la terre], s’unissent [se liguent, se rassemblent, complotent ensemble…] contre le Seigneur et contre son messie  [le Christ]), qui correspond évidement à une prophétie. Celle-ci annonce les scènes de la Passion à laquelle Pilate, Caïphe et  Hérode [les rois et les princes de la terre]) sont étroitement associés dans les récits bibliques.


2 -
Le mot grec « martyr » signifie d’abord « témoin » : Etienne meurt en imitant le Christ dont il est le premier témoin.


3 - On pourrait objecter que les saints/martyrs aussi ont des auréoles et que celle de celui-ci ne brille guère. C’est vrai, mais observons qu’au moment choisi dans le récit, Etienne n’ayant pas encore subi le martyr, cet attribut serait déplacé.


4 - La perspective comme dispositif technique, comme système, affirme un mode de représentation où l'objet représenté devient l'équivalent de l'objet perçu et même davantage : l'espace construit de la perspective de la Renaissance ne restitue pas un espace visible mais il invente, selon un ensemble de règles strictes, une nouvelle visibilité. Or, on le sait, le sens de cette construction objective, né de l’effort conjugué des artistes, des savants, des mathématiciens, était étroitement lié à une conception humaniste visant à se substituer à celle du Moyen Age : la représentation symbolique d’un espace « vu d’en haut » (divin), rabattue à la ligne d’horizon, ramenée à hauteur d’homme.

 

 

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E
Belle mise en perspective.
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