Dans la lumière crue
(Manuel Meïer)
« Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand’bande, à savoir, deux musettes,
Et parfois Fagotin et les marionnettes,
Si pourtant votre époux... »
Molière - Tartuffe. Dorine répondant à Mariane, Acte 2, Scène 3
« Duclos, interrompit ici le président, ne vous a t on pas prévenue qu'il faut à vos récits les détails les plus grands et les plus étendus, que nous ne pouvons juger ce que la passion que vous contez a de relative aux moeurs et au caractère de l'homme, qu'autant que vous ne déguisez aucune circonstance que les moindres circonstances servent d'ailleurs infiniment à ce que nous attendons de vos récits pour l'irritation de nos sens ? »
Sade, Les 120 Journées de Gomorrhe (XIII, 78 79.)
Il est des rites, des pratiques taboues, des jeux dangereux qui jalonnent l’univers de la littérature, ou de celui de l’image. Des estampes japonaises aux gravures de Bellmer, des dessins de Klimt aux aquarelles de Rodin. Il est des sujets troubles mais tenaces que Rops, Klossowski et Picabia ont pourtant abordé sans détour. Certains d’entres eux hantent aussi l’imaginaire des peintures de Manuel Meïer. Dans ses tableaux affluent toutes les visions confuses et ambigües du désir et de la violence. Toutes les terreurs aussi. Elles viennent de très loin, elles n’ont pas d’âge. Elles recommencent toujours.
Ici, cinq personnages, nus, sont enchevêtrés, emboîtés dans des positions pour les moins scabreuses. Les corps se touchent, les regards se croisent à peine, les figures semblent pourtant (parfois) absentes, voire indifférentes. – ou inconscientes ? - D’ailleurs, plutôt que de positions, ne faudrait-il pas plutôt parler de postures, tant les gestes semblent apprêtés ?
Au premier plan de cette étrange assemblée, les lames ouvertes d’une petite paire de ciseaux menacent de se refermer sur les testicules d’un jeune homme qui pourtant se montre insensible au sort que lui réserve la jeune fille qui lui fait face, tandis que, sur la gauche, un autre jeune homme blond joue avec un avion miniature. Sur la droite, une autre jeune fille touche d’une main la pointe de son sein et de l’autre saisit les parties génitales d’un garçon, tout en embrassant sa voisine dans le cou. Chevauchant l’ensemble, ce garçon qui porte au poignet une lampe tempête éteinte semble s’adresser au jeune homme blond qui pourtant ne lui prête guère d’attention.
Outre les ciseaux et la lampe tempête, plusieurs autres éléments sont disposés ça et là, ponctuant la composition. Dans le fond, un crâne de cerf suspendu à la fourche d’une branche, par des liens, évoque vaguement un objet rituel aux allures primitives. Sur la gauche la tête d’une poupée (blonde aux yeux bleus) fait étrangement écho au visage nordique du jeune homme jouant avec l’avion ; celui-ci est une réplique miniature d’un Boeing 767. Posés sur une pierre, à l’avant plan, se trouvent une chouette effraie morte, l’aile dépliée, trois ou quatre navets et un bouquet de fleurs (deux jonquilles et quelques crocus ?) fichés dans un vase étroit en étain, cet ensemble étant arrangé comme une nature morte. Sur la droite, recouvrant un empilement de briques, la une d’un journal, recouverte par deux planches, annonce en gros titre « L’heure est critique ». Enfin, entre les jambes du jeune homme blond, deux petites figurines jouxtent un crucifix.
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Le soin apporté au choix des objets, autant qu’à la précision de leur représentation et à leur emplacement dans la composition, indique, de toute évidence – ne serait-ce que par la couleur - qu’il s’agit là d’un jeu de contrepoints à la crudité de la situation proposée par l’agencement du groupe. Le regard est ainsi pris dans un double faisceau de signes, rebondissant d’un objet à un geste, d’un geste à un regard, passant et repassant sur le sexe dressé que les lames menacent.
« L’érotisme est un monde dément et dont bien au-delà de ses formes éthérées, la profondeur est infernale. C’est un dédale affreux où celui qui se perd doit trembler. Seul moyen d’approcher la vérité de l’érotisme : le tremblement », notait Georges Bataille dans Les larmes d’Eros, mais on peut justement se demander si c’est bien d’érotisme qu’il agit ici. Les attitudes des personnages le laisseraient croire, mais passé l’état de stupéfaction qui s’impose d’abord, il semble bien que le vrai sujet se situe ailleurs.
Ce tableau, indique Manuel Meïer, aurait pu s’intituler (ou s’est successivement intitulé au cours de ses différents états d’avancement) : Le déjeuner sur l’herbe, Détournement de jouets, la Cueillette des navets, puis finalement (le) Grand Guignol. Dans un sens, ce dernier titre introduit bien une forme de distance quant à la cruauté du sujet. Grand Guignol : grand foutoir, grands simulacres d’aveuglements.
Les corps qui sont là, disposés comme des mannequins de vitrine, sont bien les figures d’une mise en scène sulfureuse et diabolique mais aussi carnavalesque (guignolesque), au sens premier du terme, autrement dit, elles incarnent une sorte de divertissement grotesque empreint de gravité.
Cette peinture, aurait pu encore, je crois, avoir comme titre : Allégorie de la guerre qui vient ou Vous êtes les premiers des derniers barbares, et peut-être même Souviens-toi de Guernica...
On observera en effet qu’un certain nombre des éléments utilisés pour Grand Guignol, étaient déjà présents dans le Guernica de Picasso : une lampe suspendue au sommet du tableau, la petite fleur rescapée, derrière un poing serrant un glaive brisé, la tête d’une statue gisant à terre, un oiseau mort, les planches de la bâtisse en flammes et, bien entendu, l’évocation du journal par l’emploi des motifs en bâton qui couvrent le cheval… Quant à la présence du petit Boeing (un de ceux qui se sont tristement illustrés à New-York en 2001) on pourrait tenter un rapprochement avec les bombardiers allemands qui pilonnèrent la petite ville Basque en 1937. Mais la comparaison s’arrête là, car il ne saurait s'agir ici d’un jeu de citations systématiques, l’emploi de ces accessoires n’étant d’ailleurs pas prémédité.
Commencée à l’été 2001, les premiers états de Grand Guignol ne contiennent pas encore ces références. Seuls des corps cherchent leurs assises, leur place dans le cadre. Si le groupe de droite se met assez rapidement en place, la zone de gauche subira de nombreuses modifications. En septembre, le petit avion vient se loger dans la main d’un personnage qui passera à l’arrière plan avant de disparaitre en 2003, remplacé par un crâne de cerf. L’enfant à la lanterne fait son entrée dès 2001, mais la lampe ne sera introduite qu’en 2002, en même temps que le bouquet de fleurs, le crucifix et les planches. Le crâne et les autres éléments arrivent à peu près à la même période, entre février et mars 2003. En 2009, Manuel, y apportera encore quelques retouches…
Cette lente montée du motif, l’entrée et la sortie de certains personnages, l’ajustement d’une lumière, le déplacement infime mais nécessaire d’une attitude, la modification d’un détail, témoignent d’une recherche d’équilibre quasi théâtrale, d’une mise en place mesurée de chacune des parties de l’ensemble. Ainsi, reliant les objets aux gestes des figures, la question de l’obscénité n’est plus là où l’on croyait la voir.
Un dernier détail, en ce sens, a longtemps retenu mon attention : entre les jambes du jeune homme blond, un combat légendaire est représenté. Une figurine de chevalier affronte un monstre vert en plastique. Associée à la présence d’un crucifix posé non loin de là, la référence ironique à la figure de Saint Georges ne fait donc aucun doute.
Clin d’œil espiègle aux tentations des toujours nouvelles croisades contre les forces du mal, contre de monstres tapis dans les cavernes du bout du monde et dont le monde médiatique su si bien se faire l’écho qu’il s’y laissa prendre. S’il y a bien une vulgarité ou une indécence véhiculée par les images, c’est bien de ce côté-là qu’elle se tient.
Il est des images qui dérangent, et dérangeront toujours la bienséance. La peinture de Manuel Meïer se situe délibérément dans cette catégorie. Si les situations qu’il peint sont crues, sans concession pour le spectateur – et d’abord évidemment pour lui-même – c’est peut-être avant tout parce qu’il sait que l’obscène n’est ni de peindre un phallus en érection, ni même d’oser figurer la plus insoutenable des mutilations - la peinture en regorge - mais bien de confondre le réel et sa représentation. Il sait aussi que l’obscénité commence où finit l’art.
« Chacun peut surmonter ce qui l’effraie, il peut le regarder en face. Il échappe à ce prix à l’étrange méconnaissance de lui-même qui l’a jusqu’ici défini. », remarquait ainsi Georges Bataille, dans L’érotisme.
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Manuel Meïer, Grand Guignol, huile sur toile (130 X 162 cm) – 2001/2008.