L’envers du miroir

Publié le par ap

(remarques sur les dessins de Egon Schiele)

 

Lorsqu’Egon Shiele fait la rencontre de Klimt en 1907, son dessin est encore assez marqué par l’enseignement académique de l’école des Beaux Arts de Vienne où il a été admis un an plus tôt. Ses peintures par contre, quelques portraits et surtout des paysages, sont réalisés avec une touche très dynamique, une pâte assez chargée, des tonalités chromatiques très contrastées et des accords parfois assez crus. Très vite sa ligne s’éclaircit, l’enveloppe des dessins se simplifie. Les effets en sont bientôt perceptibles dans ses peintures par l’introduction d’aplats et de motifs ornementaux, comme ceux que l’on croise chez Klimt justement. La couleur gagne en transparence.


En 1907, en France, le Fauvisme a déjà battu en brèche les formes et les couleurs, Les demoiselles d’Avignon se dressent dans l’atelier de Picasso. En Belgique, l’œuvre de James Ensor déplie dans son atelier un arsenal macabre de pantins et de squelettes aux couleurs criardes et Léon Spilliaert se dépeint dans des univers obscurs traversés de silhouettes furtives. L’œuvre de Edvard Munch, montrée tant à Berlin qu’à Paris, quoique encore un peu considérée comme sulfureuse, fait cependant fort impression chez de jeunes artistes tels Schiele et Kokoschka…

 

En 1909, apparaissent les premiers dessins de corps, certains rehaussés à l’aquarelle. Si la rupture graphique semble brutale, au regard des travaux précédents - celle-ci pouvant-être liée à plusieurs facteurs -, il me semble que, pour ne m’en tenir qu’au seul champ plastique, deux raisons au moins en sont à l’origine.


Tout d’abord l’influence de l’esthétique Art Déco qui marquait la capitale culturelle de l’Autriche, et plus particulièrement les peintures de Klimt (et davantage encore ses dessins, que Schiele avait eu l’occasion de voir de près dans l’atelier de l’artiste) très imprégnées des formes et de l’esprit des estampes japonaises, que celui collectionnait, sont sans doute pour partie responsable de cette bifurcation. Ajoutons encore à cela la connaissance des figures curvilignes des compositions de J. Th.Toorop, peintre Néerlandais exposé par deux fois à la Sécession de Vienne.



(Gustav Klimt,1910 - Eiri Hochada,1801 - Egon Schiele, 1915)


La ligne, l’économie de la couleur, la déformation par la courbe et le jeu des plans masqués, les sujets mêmes de certaines estampes érotiques peuvent avoir été retenues comme lexique graphique d’une rupture possible, mais cela n’explique pas totalement la forme très particulière du dessin. Certaines figures, les autoportraits notamment, ont des postures et des mimiques qui pourraient être celles d’une prise de vue photographique (les points de vues, les cadrages, les raccourcis…) or, on le sait, par de nombreux témoignages, Egon Schiele n’utilisait pas de boitier ni de procédé analogue (chambre claire…) et d’ailleurs, le coût de ce genre de matériel restait encore, à cette époque, relativement onéreux.


 

En examinant attentivement le trait déroulé sans faillir sur la longue distance des membres (de la taille aux pieds…) -, les accélérations échevelées, visibles par exemple dans des zones où les détails pourtant se condensent (plis de tissus, cheveux, oreille ou mains…), les ruptures inattendues de tracées (deux doigts puis rien…), les reprises décalées d’un angle de bras, d’un pli de robe - toutes formes qui se trouvent loin de la main qui trace -  la superposition de figures (Double portrait, 1910)… il semble que cette virtuosité apparente soit due à l’utilisation du miroir, non seulement comme surface réfléchissante, mais aussi comme support.

 

Qui en effet n’a jamais été tenté de dessiner sur une glace ce qui précisément s’y réfléchit ? Les aquafortistes connaissent cette situation par cœur : la plaque de cuivre est un miroir où l’outil creuse l’image devant celui qui dessine. Il suffit à tout moment, comme en photographie, « d’ajuster la focale » et l’image bascule, l’auteur est là œuvrant derrière le réseau des traces burinées.

 

Le miroir est une surface, un plan, où l’image se fabrique sans se fixer. On peut utiliser cette surface en observant l’image reflétée (retournée) qu’elle propose (ce que font la plupart des peintres), ou effectivement fixer à sa surface, à l’aide d’un crayon gras, les formes que l’on voit. Lorsque l’on ferme un œil le tracé s’effectue plus aisément, mais des distorsions liées à la défection du champ de vision ordinaire (les deux yeux ouverts) apparaissent. La forme, tracée sur le plat du miroir, est un peu écrasée. En alternant l’ouverture des deux yeux on peut même agir sur l’épaisseur de l’objet tracé, quitte à tricher un peu pour « les faux raccords » qui se produisent inévitablement - mais d’ailleurs, dessiner c’est tricher un peu, non ? – .


L’avantage du procédé est, comme on s’en doute, la rapidité d’exécution. L’inconvénient est essentiellement la distorsion, sauf dans le cas ou celle-ci est en adéquation avec l’effet recherché (ou trouvé). Le report de la trace, réalisée sur le miroir, peut se faire de différentes façons, soit par transfert, soit par projection. Dans le premier cas l’échelle du tracé est conservée, dans le second la taille peut-être modifiée.


Je ne pense pas que Schiele ait eu recours systématiquement à ce procédé, mais celui-ci lui a permis indéniablement de transgresser les lois de la représentation binoculaire et donc d’explorer les limites graphiques de la ligne, de penser les raccourcis, de distordre l’espace frontal habituel auquel est soumise la vision.

La syntaxe de ce processus est lisible dans nombre de dessins et peintures à partir de 1909, ce qui (que cela soit dit) ne retire rien à l’œuvre, et même, au contraire lui donne sa dynamique fondamentale. Le procédé utilisé libère la forme par la ligne et tord le sujet de façon assez inattendue. Un bon dessinateur – c’était indéniablement le cas de Schiele – peut aisément tirer profit des effets produits et les transposer dans une écriture graphique née par cet outil momentané. Il est d’ailleurs intéressant de constater que c’est dans les autoportraits que le mécanisme prend forme  (ce qui somme toute est assez logique) et que peu à peu, il contamine le pur dessin d’observation, avec ou sans miroir interposé. Le couplage de tous ces procédés (prélèvement, observation, correction) permettant de combiner à l’infini les possibilités de façonner un corps, une attitude, une ou plusieurs positions...


Le choix de ne se centrer que sur la (ou les figures) de l’isoler sur un fond neutre s’explique simplement. D’une part, la vision de l’espace, avec un œil fermé, augmente, lorsque l’on trace sur la vitre, les effets de perspectives, ce qui dénote très rapidement d’un procédé. D’autre part, il est certain que le rapport fond-forme, puisse affaiblir le dessin de ses silhouettes, enfin, il est fort possible que seul le surgissement de ces figures (pour leur étrangeté…) ait intéressé Egon Schiele. Ainsi, pouvait-il assumer pleinement ses sujets sans avoir recours à l’anecdote et combiner à loisir tous les procédés de dessin.



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