Tuer n’est plus jouer ?
(La règle du jeu, Jean Renoir, 1939)
Quelques mois avant la seconde guerre mondiale, Jean Renoir réalise La Règle du jeu, qui est une comédie dramatique, où un « drame gai », comme l’écrit Vincent Pinel dans le Cinéma Français, sur la société de l’époque. Ce film met en scène le « petit théâtre » d’un monde qui va à sa perte en toute inconscience. L’auteur nous dévoile une vraie « farce », dont aucun protagonistes ne saura plus, ni où elle a commencé et ni où elle finira.
Le contexte de la réalisation et de la diffusion de ce film ne se fit pourtant pas sous les meilleurs auspices. En effet si Renoir entreprend ce film dans l’allégresse, malgré les échecs de ses deux films précédents (La Marseillaise 1937, et La Bête Humaine 1938), il le réalise cependant dans les conditions les plus médiocres possibles : le tournage des scènes en extérieur (en Sologne) s’effectue dans des conditions météorologiques défavorables, le tournage en studio débute avec du retard, ce qui a pour conséquence le sacrifice et la simplification de certaines scènes, mais le pire attend Renoir à la sortie du film (« une claque » déclara t-il plus tard) puisque La règle du jeu fut d’une part lourdement discrédité par la critique et d’autre part, pour couronner le tout, l’extrême droite fit une campagne contre le film. Tout ceci eut donc pour effet de couler financièrement la compagnie de production de Renoir (la NEF) et d’entraîner l’exil de celui-ci. Bref, à l’époque, le film fut un échec.
Mais alors, comment expliquer, que La règle du jeu soit considéré par les réalisateurs de la nouvelle vague (Truffaut, Godard), ou encore André Bazin, comme le chef-d’œuvre du cinéma français : « Le film des films » disait François Truffaut. Jean Renoir déclara d’ailleurs, à la fin de sa carrière : « Il arrive une chose curieuse avec mes films, c’est qu’ils mettent vingt-cinq ans à être compris ».
Le film débute avec l'atterrissage de l'aviateur André Jurieu à l'aéroport du Bourget, qui vient de battre un record relatif à la traversée de l'Atlantique. Il est accueilli par une foule en liesse à travers laquelle son ami Octave arrive à se frayer un chemin. Ce dernier apprend au héros du jour que la femme pour laquelle il avait entrepris cet exploit n'a pu venir. Celui-ci laisse publiquement éclater son amertume. La femme en question est Christine, mariée au Marquis Robert de la Chesnaye depuis trois ans. Bien que le Marquis connaisse la relation ambiguë entretenue par Christine et André Jurieu il semble ne pas lui en vouloir, ayant lui-même une maîtresse, une certaine Geneviève, avec qui il souhaite rompre. Tandis que le Marquis, trop faible, se sent obligé d’inviter sa maîtresse, Octave de son côté, pour mettre fin au désespoir amoureux de Jurieu, décide de parler à Christine, son amie d'enfance. Habilement, il parvient à la persuader d'inviter André pour le week-end. Tous se retrouvent dans le domaine de la Colinière, où le Marquis organise une partie de chasse entre amis et personnes du « beau monde ».
Au domaine habite Schumacher, le garde-chasse, époux de Lisette, la bonne de Christine de la Chesnaye. En patrouillant dans les bois, Schumacher surprend Marceau, un braconnier. Contre toute attente, le marquis sympathise immédiatement avec Marceau, qui se voit proposer un emploi de domestique au château. Dès sa prise de fonction, Marceau entreprend de faire la cour à Lisette, laquelle n’y est pas insensible.
Les invités, faisant tous partie de l'aristocratie et de la grande bourgeoisie, sont arrivés à la Colinière. Christine accueille devant ses hôtes Jurieu et, sauvant les apparences, met en avant leur amitié. Le Marquis décide d'organiser une fête costumée en l'honneur de l'aviateur. La partie de chasse à alors lieu. A la fin de celle-ci, Robert entraîne Geneviève à part pour rompre. Elle lui réclame un baiser d'adieu. Christine les surprend et se trompe dans la signification de ce baiser. Lors de la fête, tout s'entremêle. Dans le château, Schumacher, ayant surpris Marceau avec Lisette, se lance à sa poursuite en tentant de le tuer avec son pistolet. Lorsque Christine voit Geneviève se pendre au cou de Robert, elle choisit de le tromper avec un invité. Surprise par André Jurieu jaloux elle finit par avouer son amour à l'aviateur. La course-poursuite entre Marceau et Schumacher fait justement surgir André et Christine aux yeux du Marquis. Les deux hommes se battent violemment puis finissent par se réconcilier. Schumacher et Marceau sont renvoyés du château. Ils se réconcilient eux aussi. Pendant ce temps là, dans une petite serre à l'écart, oh surprise, Octave déclare à Christine qu'il l'aime. Ils décident de s'enfuir ensemble. Dissimulés par l'obscurité, Schumacher et Marceau observent la scène et prennent Christine pour Lisette. Octave rentré au château pour prendre les affaires de Christine, croise Lisette qui le persuade d'abandonner son projet de fuite avec la marquise. Octave envoie André à sa place. Lorsque l'aviateur s'apprête à rejoindre Christine dans la serre, il est abattu net d'un coup de fusil par Schumacher. Le marquis de la Chesnaye qui décide alors de couvrir le crime de Schumacher, explique, sans que personne ne soit dupe, que Schumacher croyant voir un braconnier a tiré, comme cela était son droit. Officiellement, il s'agit donc d'un accident.
La Règle du jeu est une « pièce de théâtre », dont l’influence d’Alfred de Musset, souvent évoquée, n’a d’ailleurs jamais été démentie par le réalisateur, puisque le film est en réalité une adaptation des Caprices de Marianne, mais les nombreuses retouches du script n’en laissent plus paraître que peu de ressemblances. Renoir évoque aussi Le jeu de l’Amour et de hasard, de Marivaux, par l’entremêlement des intrigues entre maîtres et domestiques. L’inspiration également revendiquée de Molière et Beaumarchais contribue aussi à faire de La Règle du jeu, un film qui oscille entre légèreté et gravité.
Cette satire sociale dénonce un certain mode de vie. On pourrait penser en effet, que Renoir aurait pu opter pour une critique de la classe aristocratique, en plein déclin à cette période, mais il nous montre en fait que les intrigues les deux « classes » sociales sont exactement les même. Cela revient à dire que les hommes ont les même préoccupations et sont finalement tous semblables en ce qui concerne leurs aventures amoureuses, et que les classes sociales n’y changent rien. Ce mode de vie dénoncé, comme le dit Octave, est basé sur le mensonge, (une fois encore) la dissimulation et l’amour. En effet, ce dernier qui aime secrètement la Marquise, renoncera à elle, et enverra son ami la retrouver. Il dit également, s’adressant à la Marquise: « Mais Christine, tout le monde ment, les journaux mentent, le gouvernement ment, la radio ment, le cinéma ment…Alors pourquoi, nous autres particuliers nous ne mentirions pas aussi ?».
Le personnage principal, Octave, magistralement interprété par Renoir lui-même, est l’ami de la famille. Cela fait qu’il n’est ni un aristocrate, ni un domestique. C’est en quelque sorte le personnage qui est le juste milieu entre tous les protagonistes : il passe la soirée avec les aristocrates mais entre par la porte de service. C’est un homme juste, dans le sens où il veut le bien de tout le monde, et s’il ment, c’est pour le bien des personnes. Son ami, André Jurieu, est l’amant de la marquise, mais celle-ci ne veut plus le voir. Octave l’a fait inviter au château pour qu’il puisse la reconquérir. Il est en fait le seul personnage vraiment sincère de cette « farce », parmi un « tas d’hypocrites ». C’est donc lui, de ce fait, qui en sera la victime. Le Marquis est un homme à la fois faible, puisqu’il n’arrive pas à rompre avec sa maîtresse, compréhensif, car il n’en veut pas à sa femme d’avoir pris un amant, et fort, puisqu’il sait maîtriser la situation. C’est un homme qui respire la joie de vivre, mais est ennuyé de tromper sa femme.
Tout trois sont épris de la Marquise, qui elle ne sait plus bien où elle en est. Le jeu des acteurs est très proche du jeu improvisé des comédiens de la Comédia del Arte. Mais c’est aussi la mise en scène et le tempérament des personnages qui y font penser, de part la multiplication des chassés croisés entre les personnages, et leurs soudaines sautes d’humeur.
La plus belle scène du film, exceptée la séquence finale de la fête, est la partie de chasse à laquelle les aristocrates et amis de la famille sont conviés. Des images époustouflantes de la nature et de la faune affolée lors du rabattage, révèlent la cruauté des hommes, car ils font un véritable massacre pour leur seul divertissement : « La chasse ne vous intéresse plus ? Eh bien l’année prochaine, nous irons aux sports d’hiver. ».
Mais Renoir va plus loin, car cette scène laisse deviner le drame final, (la mort de Jurieu). En effet, au cours de la fête, pour des raisons de jalousie, le garde chasse poursuit un autre domestique, l’arme à la main, et tirant dans la foule, ce qui rappelle la chasse, tandis que, pour le même motif, le Marquis et l’aviateur en viennent aux poings. Cette allusion à la chasse et à la mort montre la folie des hommes, la perte des valeurs de l’aristocratie et la bêtise humaine, les invités prenant cette suite d’évènements pour des attractions de la fête.
Le titre La Règle du jeu est avant tout cynique, car, si la mascarade que le réalisateur nous propose est un jeu, alors la mort de Jurieu n’est que l’aboutissement logique de cette « partie ».
L’idée de jeu est bien exprimée dans la scène de la chasse et dans la poursuite durant laquelle de vraies balles sifflent aux oreilles des invités. Même en voyant que le garde chasse tire avec un revolver, ils n’y croient pas. Lorsque Jurieu manque d’être touché par une balle, il déclare étonné « C’était une balle ? Une vraie balle de revolver ? », ce à quoi le Marquis répond spontanément « Oui une balle de revolver, cela vous étonne ? ». Mais ce jeu a des règles qui sont mortelles, et Jurieu, qui essaiera de les enfreindre, en sera victime.
La Règle du jeu est donc un chef-d’œuvre du cinéma, tant pour ses caractéristiques cinématographiques : dialogues magnifiques, scènes et plans fabuleux, utilisation remarquable de la profondeur de champ, jeu d’acteur magistraux (le trio de La Grande Illusion (1936) : Carette, Dalio, Modot, et bien sûr Jean Renoir qui nous livre un personnage d’un réalisme étonnant.).
Tourné à la veille de la seconde guerre mondiale, ce film décrit une classe sociale en plein déclin, qui sent qu’elle est en train de perdre ses valeurs et ses principes. De plus, le réalisateur met en scène un vrai vaudeville mais, contrairement aux pièces de Beaumarchais, Molière où Marivaux, le film se termine sur une note dramatique. En effet, Renoir nous prend au dépourvu et conclut sur un meurtre - c’est d’ailleurs un domestique qui tue un aristocrate-. Cet « accident » met donc fin à cette partie qui était allée trop loin, nous ramenant brutalement au réel.
« C'est un monde romantique et pourri […] Faut un sacrifice. Si on veut continuer, faut en tuer un, le monde ne vit que de sacrifice, alors il faut tuer des gens pour apaiser les dieux. Là cette société va continuer encore quelques mois, jusqu'à la guerre et même plus tard, et cette société va continuer parce que Jurieu a été tué, Jurieu c'est l'être qu'on a sacrifié sur l'autel des dieux pour la continuation de ce genre de vie… Le monde ancien, et le monde moderne encore plus, tue, tue, tue, tue beaucoup, dans l'espoir que ces tueries feront que ça continuera », confiait le réalisateur à André Bazin lors d’un entretien et si cela n’avait pas été compris ou accepté à la sortie du film, c’est sans doute que Jean Renoir était en avance sur son temps.