Annotations en marge #6 (sur Max Ernst)
Note 7 – L’œuf, l’air de l’arc et la licorne

L’auteur de l’article parle clairement de mystification, et en effet cet exercice relève davantage de la prestidigitation que de la physique à proprement parler. En réalité, cette expérience, toute proportion gardée, c’est un peu l’œuf de Christophe Colomb, à l’envers…
William Hogarth, L’œuf de Christophe Colomb (détail)
On pourrait presque penser à une boutade (l’œuf de Colomb), mais les exemples de jeux de mots chez Ernst, comme le dit Wernes Spies [….] sont fréquents (La femme sans tête, la femme sang tête, la femme s’entète / Castor et Polution, Castor et Polux…).
On peut donc raisonnablement penser que la vision de la main tenant la noix et la lecture du texte ont suggéré l’idée, dans un premier temps tout au moins, de traduire cette vision sous forme d’un œuf de colombe, tout en conservant l’image de la noix (procédé de décalage simple), d’autant que, la forme simplifiée de la coque, dans la peinture, marque assez fortement les ailettes du fruit, au point que l’on pourrait presque y voir un rapprochement avec celle du casque à crête des conquistadors espagnols. De coque à casque, un glissement a fort bien pu s’effectuer.
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1 - Il est à noter que c’est dans les différents numéros de La Nature, dirigé par Gaston Tissandier que Ernst a puisé bon nombre de ses sources. Or il se trouve justement que Tissandier, qui s’intéressait particulièrement aux spectres aériens et auréoles lumineuses, a reproduit pour accompagner ses articles plusieurs gravures de ballons, dont il y a fort à parier que, au moins l’une d’entre elles, fut utilisée pour figurer dans Oedipus Rex.
2 – Essayez de réaliser l’expérience de compression de la noix entre trois doigts et vous m’en donnerez des nouvelles !
[…]
L’illustration, quant à elle, insiste sur l’effleurement de la pointe écartée des deux coquilles dont l’index, qui la surplombe, a quelque chose de phallique. L’analogie, lèvres et sexe y est donc bien présente par l’idée suggérée d’attouchements de la fente en cette partie de la noix.
Ernst, dans sa peinture, n’a fait subir que peu de modifications à l’image d’origine ; il retaille légèrement l’ongle du pouce ainsi que les deux extrémités du majeur et de l’annulaire – en pointe comme des seins ? – et agrandit la fente de la noix. Par ailleurs, il introduit la couleur1 et ajoute les différentes prothèses : flèche avec un empennage rouge et jaune (gueules et or si l’on veut utiliser le vocabulaire héraldique), pointe d’un coquillage (ou pointe de vis ?), tige métallique (tube, buse?) et fragment d’un arc.
En observant les traces de recouvrement, lisibles dans cette zone du tableau (le cou des animaux, le sol sur la gauche, les cornes…), on peut supposer que le taureau fut d’abord un oiseau (une colombe) et que ce n’est qu’après la matérialisation du second oiseau, pour une raison que j’ignore, que les cornes furent ajoutées pour en faire cet être hybride (mi-oiseau, mi-taureau).
[Un instant, j’ai pensé que c’était en utilisant l’ombre portée probable d’une de cette main que Ernst avait produit les motifs de des deux animaux, sur la droite, utilisant l’artifice des ombres chinoises, après vérification, il n’en est rien. Certes la forme qui apparaît est monstrueuse, vaguement animale mais elle n’est sûrement pas à l’origine de ce couple zoomorphe.]

Si cette transformation s’est bien effectuée comme je l’imagine ici, elle pourrait donc faire apparaître d’une part que ce recouvrement partiel travaille comme une mémoire enfouie, mais qui affleure par endroits et, d’autre part, elle présente un sujet qui venant en couvrir un autre le dénature2. Elle révèle en tous cas que le travail de peinture n’était pas (toujours) une simple transposition des éléments d’un collage?
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1 – La couleur rose des doigts aurait pu être une allusion à Eos déesse de la mythologie grecque qui est la personnification de l'Aurore. (Eos appartient à la première génération divine, celle des Titans. On la représente comme une déesse dont les doigts, - couleur de rose -. ouvrent les portes du ciel au char du Soleil, lequel est tiré par deux chevaux Phaeton (brillant) et Lampos (éclatant). Sa légende est remplie des récits de ses liaisons amoureuses. On raconte, par exemple, qu’elle s'était unie à Arès, s'attirant ainsi la colère d'Aphrodite, qui l'avait punie en en faisant une éternelle amoureuse. Mais parmi ses nombreux amants les plus célèbres furent : le géant Orion dont elle provoqua la perte au temple de Délos puis, Céphale, et enfin, Tithonos, un mortel qu’elle épousera. Ayant obtenu de Zeus que Tithonos devint immortel, Eos avait cependant négligé de demander aussi la jeunesse éternelle. Aussi son époux, vieillissant, accablé d'infirmités, fut-il enfermé dans le palais d’Eos, où dit-on il perdit progressivement l'aspect d'un homme pour devenir une cigale toute desséchée.) deux chose s’opposent à cet idée : les mains couleur de rose n’est pas en peinture l’apanage des déesses et, de plus, ici, c’est une main masculine…
2 – Recouvrir, cacher, masquer, ne sont-ce pas là les questions qui traversent la pièce de Sophocle ?
[…]
« Par la porte de corne, les songes vrais. Le sphinx et la licorne et les cyprès »
Charles Péguy, La Ballade du cœur
En réfléchissant à la courbe tronquée de cet arc, fichée dans le pouce, et à son rapprochement avec la forme de la noix, il m’est revenu en mémoire la forme primitive des archers (petits arcs) utilisés au Moyen âge (mais déjà en dans l’Egypte ancienne ou en Chine) pour jouer du violon, de la viole ou du rebec.

Par incidence, j’ai découvert (sur le site Références Musicologie) qu’il existait un instrument de musique appelé « violon à aiguilles » ou « violon à pointes » (ou encore « à clous »), inventé en 1744, par un certain Johann Wilde, et dont la forme pouvait faire penser à cette barrière servant de collier à l’oiseau vert, d’autant que, autre surprise, un modèle utilisant précisément un pavillon vert pour amplifier le son existait bel et bien.
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1 – On raconte que Hermès après avoir volé un bœuf au troupeau que gardait Apollon, tua l’animal, puis ayant récupéré une carapace de tortue y tendit et fixa la peau du bœuf, ajouta deux cornes et tendit les boyaux pour en faire des cordes. Pour se faire pardonner du vol du troupeau on dit qu’il fit don de l’instrument à Apollon. Dans l’iconographie, il est fréquent de croiser Apollon avec un arc (l’arme pas l’archet !) dans une main et une lyre dans l’autre, ce sont les attributs qui caractérisent le Dieu des Arts, dont on se souvient aussi que dans l’œuvre de Sophocle, il est celui qui énonce la prophétie touchant à la destinée Œdipe. « Ce qui est sauvage, plein de désordre et de querelle, la lyre d'Apollon l'adoucit et l'apaise. Avec les troupeaux d‘Admète, gardés par Apollon, paissent les lynx, les lions et les biches, et ils dansent, charmés, au son de sa cithare (Euripide, Alceste) ».
[…]
«La Dame à la licorne ne nous donnerait pas le spectacle d'une raideur si héroïque sans l'espoir, caressé en secret comme l'équivoque bête de la fable, de voir à temps l'objet de son désir surgir de l'horizon pour lui ravir sa vertu.»
Marc Petit, «La Traversée du solitaire», in Histoiressans fin, Paris, Stock, 1998.
Et c’est donc par ricochets (ou par analogies) que l’image de la licorne s’est imposée. J’ai évoqué plus haut, un objet qui avait la forme d’une pointe de coquillage ou d’une vis, or il se trouve que cette sorte de barrière emmanchée d’un cornet acoustique, d’une corne, a fait ressurgir cette image bien connue de la Licorne captive, couchée dans son enclôt sur un tapis brodé de mille fleurs.
« Cette belle cavale blanche, à la longue corne torsadée comme un cordage de marine » écrit Bruno Faidutti, a nourri une littérature et une iconographie denses et la connotation érotique y est présente comme l’indique d’ailleurs l’auteur :
« Tant le texte, assez obscène, dans lequel elle servait de support aux obsessions de Panurge, que la remarque plus fine de Léonard de Vinci, nous rappellent qu'il y a souvent dans le symbolisme, positif ou négatif, de la licorne une dimension érotique latente. Ce n'est pas le moindre paradoxe d'un animal qui signifiait avant tout la virginité. La métonymie qui a, très tôt, transféré à la licorne les caractéristiques essentielles de la vierge - pureté,chasteté - est cause de cette ambiguïté, de cette surcharge symbolique. Le thème de la séduction est, en effet, au cœur du récit de la capture de l'animal et, concurremment à l'allégorie chrétienne, il fut utilisé comme tel dans une œuvre courtoise comme le Bestiaire d'amour de Richard de Fournival.
Tout le récit de la capture de la licorne peut être lu à travers la dialectique de la luxure et de la pureté. Dans la Chronique de Georges Chastelain (1403-1475), nous trouvons la description d'un pas d'armes du XVème siècle. Pour s'«inscrire» au tournoi, un chevalier devait toucher de la pointe de son épée un écu pendu à une effigie de bois représentant une dame et, à ses côtés, une licorne. La dame, qui en symbolise l'enjeu et la cause, nous rappelle ici la forte dimension érotique du tournoi. Quant à la licorne, elle figure certes la pureté de la dame, mais elle se retrouve aussi chargé de toute la sensualité ambiante.
Dans sa très érudite étude sur Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Gilbert Durand constate que toute corne est susceptible de symboliser la puissance virile, non seulement de par sa forme, mais également parce que, chez de nombreuses espèces, seul le mâle porte des cornes; que l'on pense seulement aux différents usages, en anglais, de l'adjectif horny. Une corne unique semblerait plus encore se prêter à une telle interprétation, mais il convient cependant de ne pas s'avancer trop avant dans un domaine où les sources restent discrètes. En outre, il semble bien que les licornes femelles aient été, selon tous les auteurs, armées de même manière que les mâles. »

On remarquera, à ce propos que, contrairement à la gravure d’origine qui présentait l'idée d'une noix suspendue à l’index (pincement), c’est ici la pointe torsadée - supposée de la licorne - qui vient toucher (piquer) la chair.
[…]