"Selle à vit", disait elle...
« un robinet qui s’arrête de couler quand on ne l’écoute pas. » M.D

Soit un objet prélevé dans une réalité donnée (sociale, industrielle, économique…) et déplacé vers une autre réalité (muséale, culturelle…). Soit ce déplacement modifiant le statut initial de l’objet choisi, lui attribuant une nouvelle fonction et lui conférant une valeur esthétique que celui-ci n’avait pas auparavant… Soit une fontaine à sec qui ressemble visiblement à un élément de sanitaire.
Réclame,1908 - Porcelain-lipped Urinal, "Panama" Model. J. L. Mott Iron Works
Une des questions qui ne manque jamais de se poser, au pied de la dite Fontaine, est celle précisément du choix de l’objet. Pourquoi diable avoir choisi un urinoir? Quoi de plus trivial, en effet, qu’un objet dans lequel on pisse? Quoi de plus vulgaire et de moins ragoûtant que cette pièce de porcelaine trônant dans des salles de musées ?
Raisonnant ainsi, ce qui est perçu de cet objet ne relève-t-il pas davantage la fonction qui lui est attachée plutôt que la forme ? Et cette réticence à considérer cet urinoir tel qu’il est, ne serait-elle pas due aussi à l’idée que véhicule ce mot, entaché de mauvais goût, dissimulant ainsi l’objet. Souvent d’ailleurs, par abus de langage, n’entend-t-on pas entend parler de « l’urinoir de Duchamp » alors qu’il s’agit bien, à considérer le titre, d’une Fontaine.
Qu’un sèche bouteille porte le nom commun de hérisson, pour les piquants qu’il arbore, passe encore. Qu’un porte chapeau, même tronqué et suspendu, conserve son nom, ça reste acceptable. Mais qu’un urinoir soit assimilé à une fontaine cela dépasse les bornes. Et puis quoi encore ? Ce type nous ferait-il prendre des vessies pour des lanternes?
Par Fontaine on est en droit d’imaginer une vasque (ou plusieurs), un bassin dans lequel un liquide s’écoule. Or, sur ce point au moins, l’objet est conforme à la définition, et par les deux bouts(1), si j’ose dire. Autrement dit, si l’urinoir reste associé aux excrétions liquides du corps, la fontaine par contre renvoie à une fonction plus générale : on s’y abreuve, on s’y ressource…
Le titre donné, pourrait donc apparaître, comme un premier désamorçage : signal que ce que nous voyons ne serait peut-être pas, ou déjà plus, ce que nous croyons voir. C’est, ici, la question récurrente de la trahison des images (et des mots), dont Magritte se fit le chantre, qui plane sur ce vilain objet ainsi rebaptisé.
Mais voilà, le mot Fontaine, à lui seul, ne semble pas suffisant pour purifier l’objet, laver et à rafraîchir la pensée commune qui n’a jamais aimé que l’on mélange les torchons et les serviettes.
Article publié dansThe National Enquirer, 1986
Car il s’agit bien de cela au fond. Si l’on fini par admettre qu’un urinoir est une sorte de fontaine murale, reste à savoir, pour certaines personnes, ce qu’il fait là, exposé dans un sanctuaire célébrant l’idée du Beau ? - Et dire que cela date de 1917, donc que l'eau a coulé sous les plombs, n'arrange rien à l'affaire! -. Pourtant, en quoi cette petite porcelaine (très) reluisante est-elle plus ou moins belle qu’un vase Grec, qu’une faïence du XVIII° ou qu’un masque Africain…?
Ne suffit-il pas de se contenter d’admirer la forme moulée de cette céramique, d’en apprécier le galbe, la brillance vernissée de son émail, la répartition harmonieuse de ses vides et de ses pleins, sa symétrie parfaite, la sobriété de sa moulure décorative, l’utilisation discrète des motifs qui viennent ajourer sa surface... tout quoi, comme on le ferait pour n’importe quelle sculpture ? Et puis enfin, elle bien signée cette fontaine?
Mais Duchamp n’étant pas le Conservateur que l’on sait (c’est le moins que l’on puisse dire, quoique…) son projet n’était sans doute pas de réhabiliter des formes, ni d’inventorier des objets, mais bien davantage de fracturer l’attendu des représentations.
Si la reformulation par le titre participe de cette intention, ce n’est cependant pas la seule opération effectuée par Duchamp car un autre déplacement de l’objet (physique cette fois-ci) a été effectué. Si un urinoir est habituellement posé à la verticale, sur un mur, Fontaine est (dé)posée à l ’horizontale, sur un socle. Par ce retournement à 45°, ce renversement de l’objet, Duchamp désigne un changement de point de vue, tout en rendant improbable son utilisation d ’origine : « Autant pisser dans un violon! »
Par contre, si un homme peut, sans effort, soulager sa vessie debout contre un mur (près d'une lanterne c'est magique), l’opération apparaît plus délicate pour une femme. On remarquera alors que, par le double mouvement de bascule opéré sur le nom et sur l’objet (un urinoir / une fontaine, debout / assis), l’objet masculin est potentiellement devenu utilisable par le sexe féminin.
Urinoir pour femme (en verre soufflé) qui ne manque pas d'air.
Cette réversibilité des formes est monnaie courante (contrairement à l'eau tarie de la Fontaine) dans le processus créateur de Duchamp. La figure de l’androgyne, présente dans d’autres œuvres plus explicites (« Objet dard », « Feuille de vigne femelle»...) ou dans le personnage même de Rrose Selavy, est ici déjà présente.
D’ailleurs, la forme même de Fontaine peut évoquer le schéma de l’appareil génital féminin (orifices et matrice). La représentation en coupe d’un vagin, telle que Vésale la présenta dans son ouvrage De humani corporis fabrica (1543), dont Duchamp eut connaissance, ne laisse aucun doute sur la nature des associations possibles que l’on peut envisager à ce sujet.

Fontaine : comme un retour aux sources, au lieu de l’origine, au lieu de la reproduction. Reproduction, voilà bien le maître mot de l’amateur de multiples que fût l’artiste. Ainsi, l’inscription R. MUTT (MUTT.R, Mutter, la mère, en allemand) en plus de sa référence détournée au nom du frabiquant (J.L Mott's Iron Works) ne recouvrerait-elle pas en partie ce sens?
Lea Lublin, « le corps amer (à mère), l’objet perdu de M.Duchamp, 1995. (Maquette)
[A.P. 1996, Montigny] (2)
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1- « Comme il parlait de bout, elle s’est assise dessus. » Paul Hisson, Editions du Veausage, 1991
2 - .J’ai heureusement pu lire, depuis, le remarquable travail de Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, Ed. Gallimard, 2000
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