L'angora de Bob (4)

On le voit, si le choix de cette chèvre angora, pour Rauschenberg, relève d’un hasard qui est d’abord le résultat d’un malentendu initial, elle draine une multitude significations possibles. Par contre, le pneu qui lui est associé, tantôt ceinture auréole ou bouée, procède lui est d’un geste délibéré, même s’il peut paraître incongru.
Le pneu est un objet (un signe) que Rauschenberg a utilisé assez souvent dans ses œuvres en explorant les nombreuses possibilités que lui offrait le volume ou les motifs qui le compose.







L’avantage du produit qui assure un confort de conduite pour les automobilistes a cependant un revers. L’usure du pneu est assez rapide et son recyclage n’est pas si simple.
De fait, il existe, de part le monde, et depuis sa création, de nombreuses décharges de pneus. L’imagination populaire a su très tôt, mais ponctuellement, réutiliser ces rebus soit pour les qualités du matériau, soit pour leur forme.
Robert Rauschenberg «Jasper + Lois Jones », 1962
Esthétiquement, l’effet produit par cette inversion est compréhensible car, vu de profil, le passage entre la laine de la chèvre et le pneu est moins brutal. De plus le recouvrement de peinture a l’avantage, grâce aux dessins gravés sur la tranche, d’imiter un tressage, rappelant un peu les mailles d’un pull-over.
Ce qui est plus surprenant cependant, est le rapprochement visuel produit par cet assemblage et celui que l’on peut faire avec les chutes du Niagara.
Cette analogie est d’autant plus troublante que l'île qui sépare en deux ces cataractes se nomme « Island Goat » (l’île de la chèvre).

Je dois avouer que je suis longuement demandé quel rapport il pouvait bien y avoir entre la laine, le pneu et les chutes du Niagara - et surtout si il n’y avait pas là, de ma part, une sorte d’illusion d’optique –. Puis je me suis souvenu de la plaque d’identité de la chèvre fixée sur le socle, où il y était question de la manufacture de textiles de Sanford. En cherchant un peu (et non un pneu!), j’ai trouvé une image qui pouvait en partie répondre à mes questions, sans toute fois être totalement satisfaisante.

Ce détail d’une photographie anonyme, extraite d’un reportage dans une manufacture de textile, datant de 1936, montre des ouvriers qui trient des monceaux de la laine, lesquels serviront à faire des tapis. Les deux hommes semblent littéralement noyés dans des flots de mohair. Le rapport laine/eau est d’ailleurs confirmé de façon assez surréaliste lorsque l’on regarde l’image originale.
Si l’hypothèse de la chute d’eau (assez Duchampienne, je l’avoue) s’avère possible, c’est qu’elle semble aussi confirmée par deux autres détails du plateau-socle qui présentent d’une part un funambule et de l’autre une balle de tennis.


Si de nombreux funambules ont effectué la traversée au dessus du fleuve Niagara sur un fil, on a sans doute oublié que de nombreux amateurs aux sensations fortes ont tenté de descendre ces chutes dans différents appareils.
L’un de ces aventuriers, qui Tentèrent le diable, (« Dare the dévil ») , Jean Lussier, en 1928, fit l’expérience de la descente des chutes du Niagara dans une sphère en caoutchouc.
Or, une balle de tennis n’est rien d’autre (à l’origine) que deux demi hémisphères de caoutchouc, couverte de laine, c'est à dire la combinaison inverse de celle proposée par la chèvre et le pneu!!
Par une association d’idées confuses, la chèvre est donc devenue, l’espace d’un instant, l’espace d’un regard, un élément emblématique du paysage américain. Nous étions au Texas et nous voici rendu, en un clin d’oeil, à la frontière du Canada. Du coup, le plateau socle prend une autre signification : il est devenu un paysage ou tout évènement (même le plus trivial) est possible.
Ce tout est possible n’est-ce pas là, somme toute, le credo de ce pays où tout homme peut, si il le souhaite, acquérir une réputation et faire fortune ? Rauschenberg fut-il celui qui tenta le Diable?... Et si oui, de quelle manière ?
[...]