On pourrait pour presque toutes les photographies de Jeff Wall recomposer les strates d’images qui tournent en boucle dans la mémoire collective. Il faudrait du temps pour recoller ces fragments épars, pour reconstruire le cheminement qui, de l’emprunt direct et visible à la constitution d’une nouvelle scène, masque souvent un propos plus abstrait, une question récurrente, celle précisément de toute image, qui une d’abord une fabrication. Chez Jeff Wall, c’est la densité d’informations sédimentées dans la mémoire qui travaille dans l’image et chez le regardeur.
J.Wall « Overpass », 2001 - Vito Acconici, Following Piece, 1969 D. Lange 1937 - Jeff Wall « Mimic », 1982 G.Caillebotte « Le pont de l’Europe », 1876 - G.Caillebotte « jour de pluie », 1876
Jeff .Wall « Gust of wind», 1993 – Eggleston “Plastic bottles”, 1980 Hokusai « Ejiri_Suruga Province », 1830 - Ansel Adams « Mimic », 1982 Ansel Adams « Timoteo canyon», 1876 - Jeff Wall « Bad goods », 1985
Jeff .Wall « Volunteer», 1997 – Gordon Park “Ella Watson”, 1948 Alvarez Bravo El color», 1966 - Duane Hanson « Queenie », 1991 Joseph Beuys « Cleaning action», 1877 - Jeff Wall « Morning cleaning», 1999
Mais, finalement, il y a aussi (et surtout) la question du leurre dans lequel, on s’engouffre parce que l’auteur nous y invite.
Jeff Wall « Destroyed bedroom », 1978
On veut bien croire comme l’indique Jeff Wall que la chambre dévastée de cette femme trouve son inspiration dans La Mort de Sardanapale, de Delacroix : le désordre organisé sur la diagonale, les accessoires repris et transposés en écho (matelas, statuette de la danseuse au voile, bijoux et parures), le chromatisme… Bref, tout y serait sauf les figures, ou plutôt, les figures seraient là mais en creux, celle de la femme à qui appartiendrait ces effets, et celle du responsable de ce saccage.
E. Delacroix "La mort de Sardanapale", 1828
On peut même croire à l’anecdote qui relate que cette photographie fût réalisée après que sa compagne,Jeannette, l’ait quitté pour aller vivre avec un autre homme (voir cet essai). Ce serait alors une image trahissant la violence dévastatrice de l’amoureux éconduit et non du sacrifice…
R. Rauschenberg « Bed », 1955
Pourtant, contrairement aux apparences, rien dans cette photographie de Jeff Wall n’est le résultat d’une pulsion destructrice, mais bien davantage le celui d’une savante composition, d’une reconstitution presque plausible d’un désordre. Réalisée en studio, cette chambre est une boite, un cube ouvert, une scène de théâtre dont l’artifice n’est même pas dissimulé (la porte ouverte à gauche révèle les coulisses).
Paolo Uccello « Miracle de l'hostie profanée » (détail gauche de la prédelle), 1467-1468 / Jan van Eyck « Les époux Arnolfini », 1434
On peut aussi se souvenir que cette pièce, comme boite d’illusions, n’est pas un sujet si nouveau que ça dans l’histoire de la peinture et que de Uccello à Magritte, par exemple, les peintres ont entretenu cette vision des choses.
René Magritte « les valeurs personnelles », 1952
L’accumulation de détails (ombres, textures, motifs…), d’objets et de gestes (fracasser, éparpiller, éventrer, arracher, retourner…) qui compose l’ensemble de cette mise en scène pourrait aussi contenir des références plus ou moins directes à différents mouvements de l’art contemporain.
A gauche : Jeff Wall « La Chambre détruite » 3 détails, 1978 – A droite, de haut en bas : Arman « portrait de Iris Cler », 1962 – Clifford Sstill, 1946 - Lucio Fontana « Tela rasgada », 1961
/ M. Pistoletto « Vénus aux chiffons », 1969
Cette chambre détruite est donc bien plus que la simple reprise de l'acte barbare de Sardanapale vu par Delacroix, bien plus que mise en scène de l’histoire intime d’un couple déchiré, c’est un réel condensé de l’histoire du regard d’un artiste du 20e siècle.
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