« La photographie réconforte ou rassure l’observateur lorsqu’il reconnaît qu’il s’agit d’un prélèvement infime dans le temps. Elle fascine lorsqu’elle reconstitue ou évoque les conditions mêmes de l’existence : effet de vraisemblance, filé, bougé, flou d’un mouvement souvent impossible à documenter ou à garder fixe. Les images de Jeff Wall ont cette présence ambivalente : elles ont ce rapport à l’instant et puis, à la durée. Tout y est extrêmement figé, saisi dans une fraction de seconde ou artificiellement suspendu, voire longuement immobilisé. L’artiste emploie les mots «staged», mis en scène, «directed», dirigé. Mais le malaise ou la fascination devant ses images naît de ce qu’il est difficile, voire impossible, de croire à l’instant fixé. Chaque image appelle un mouvement qui lui est propre. », indique Nicole Gingras dans son étude sur l’œuvre de Jeff Wall.
Ici, le premier regard, ne serait-ce que parce que le titre nous y invite, se porte sur l’éclaboussure du lait. Celle-ci semble jaillir d’un sac en papier que la personne, assise à même le sol tient à la main. L’évènement semble d’abord appartenir au mouvement arrêté de ce liquide suspendu dans l’air.
C’est bien évidemment aux travaux de Harold Doc Edgerton que l’on pense tout de suite, à ses photographies stroboscopiques qui permettaient de saisir ce que l’œil humain ne pouvait, jusque là, percevoir, tant du point de vue de la taille des objets que de la vitesse et qui montrait ainsi un état inédit de la matière, gaz ou liquide figés et métamorphosés par la prise de vue.
H.D.Edgerton « Milk drop », 1937 / H.D.Edgerton « Water in gobelet », 1934
Cependant, il est tout aussi probable, comme l’on noté plusieurs commentateurs, que cette explosion blanche soit aussi associée aux drippings de Jackson Pollock, dont le photographe Hans Namuth a réalisé, dans les années 50, une série d’images de l’artiste au travail.
La question qui se pose est donc celle d’une filiation improbable ou d’un rapport possible entre les prises de vues scientifiques de Edgerton et la gestualité lyrique de Pollock… Peut-être qu’une partie de la réponse tient dans les jeux des contradictions et des analogies formelles que Jeff Wall entretient si souvent dans ses photographies.
Jeff Wall « Sunflower » 1995
L’exemple de Sunflower qui semble relever de la nature morte et aiguille le spectateur vers le classique du genre que serait van gogh contient en fait une autre référence plus discrète, à savoir le plat de verre posé au pied du vase dont le motif est sans nul doute l’équivalent de la fameuse goutte de lait de Edgerton qui elle-même ressemble à une sorte de fleur, presque à une fleur de tournesol d’ailleurs.
Toujours à propos de l’explosion de lait, dans la photographie de Jeff Wall, on peut encore évoquer cette peinture de David Hockney A bigger splash qui, tant par le sujet que par la notion d’évènement, est finalement très proche de la question de Milk.
David Hockney « A bigger splash », 1967
Au premier plan de la géométrie froide et lisse d’une villa californienne, une gerbe d’eau produite par un plongeur vient, comme dans un instantané photographique ou un arrêt sur image, inscrire un intervalle temporel en l’absence de toute figure. Seule la trace fugace que laisse sur l’écran plat et bleu de la piscine celui qui vient de plonger, agit, conjuguant le temps et l’espace, comme une déflagration de ce décor aseptisé.
Chez J.Wall, c’est cette même impression d’accident (d’incident) qui fait basculer cette scène de l’ordinaire à l’extraordinaire. Que s’est-il donc passé pour que le lait que tient à la main cet homme explose ainsi, car rien dans le geste de sa main droite n’indique ni mouvement intempestif, ni une pression quelconque sur le sachet qu’il tient. Son bras gauche par contre, son poing ainsi que la mâchoire de cette personne sont visiblement contractés.
On pourrait aussi chercher à savoir ce que fait là cet homme, assis à même le béton, et qui il est. Sa pose (repliée), sa tenue vestimentaire (sans chaussettes ni lacets), son apparence négligée (cheveux gras, barbe de plusieurs jours) pourrait donner à penser qu’il s’agit là d’un clochard… mais rien n’est moins sûr.
La seule chose finalement que nous pouvons constater, c’est que la violence contenue dans la posture de cet homme (révolte, désespoir, solitude ?...) contrastent avec la rigueur de l’appareillage d’un mur de briques aux joints impeccables. Là encore le jeu des contraires : ordre et désordre, immobilité et mouvement (voirel’ immobilité du mouvement !) constituent les deux versants de cette image, un peu comme dans cette peinture hyperréaliste de Robert Bechtle (« Stcuco wall », 1977) qui pourrait lui servir de contre-champ.
Pourtant, cette vision proposée par J.Wall - car somme toute, cette image qui n’a rien de documentaire est bien de ce registre là – inattendue et pourtant si familière de la détresse, ne doit cependant pas masquer la dimension implicite de cette mise en scène.
A. L. Rawson “Fist”, 2003 / Andreas Serrano “Ejaculation in trajectory”, 1989 / Marcel Duchamp “Paysage fautif”, 1946