Atelier de la condamine (la révérence en peinture)

Publié le par ap

J’ai commencé ce complément d’enquête sur « l’atelier, rue de la Condamine » de Frédéric Bazille en annonçant que j’y voyais « l’aveu d’un échec en peinture » ou d’un tableau qui indiquait, par certains signes, « une forme de désillusion ». C’était sans doute rapide ou un peu brutal et je dois maintenant nuancer mon propos.

Je dois dire, avant toutes choses, que j’ai longtemps regardé ce tableau comme le témoignage d’un moment heureux de la vie du peintre, Frédéric Bazille entouré de ses compagnons, installé dans un espace vaste et clair… Même le canapé rose tendre m’avait toujours semblé être profond et moelleux, invitant à la lecture et au plaisir de l’écoute, à la douce somnolence, aux causeries sans fin… Je le répète : un lieu agréable et convivial tourné vers la seule peinture.

Je n’avais jamais ressenti le moindre doute, la moindre ombre de discorde. Même le nom de la rue où était situé l’atelier ne m’avait pas alerté par l’étrange menace que contient sa consonance… Atelier, rue de La Paix aurait sans nul doute ôté à jamais tous soupçons…

Et puis, il y a eu il y a deux ans, les notes de J-C Bourdais qui donnaient envie de lever un coin du voile, envie de pénétrer de façon plus familière dans cette pièce, de se mêler aux discussions de ces peintres, de s’asseoir un instant sur le fauteuil vide pour regarder les toiles aux murs et d’imaginer la mélodie jouée sur le piano droit…

Une fois installé dans l’espace j’ai éprouvé petit à petit un étrange malaise. Est-ce Edmond qui jouait faux ou le piano qui était mal accordé ? Mais que disait donc Edouard à Frédéric qui plongeait ainsi Emile dans un abyme de réflexions. Enfin, je dis Emile mais j’aurais pu tout aussi bien le confondre avec Claude. Je regardais la main levée et rouge d’Edouard, non seulement je ne comprenais pas ce geste, mais je le trouvais carrément ridicule avec sa canne posée sur l’épaule (en bougeant il menaçait à tout moment Emile, ou Claude ou…Bref ! J’aurais voulu lui dire qu’il devrait faire attention à ne pas blesser quelqu’un, mais Auguste qui blaguait avec Alfred sur les bons et les mauvais côtés de la navigation en barque, m’ont distrait. Edouard parlait, couvert en partie par les accords d’Edmond. La tête me tournait un peu, les murs tanguaient, l’escalier me dégringolait sur le coin du nez, le fauteuil soudain devenu léger décollait du sol, la tireuse de carte écrivait figure après figure le destin avec patience, le feu crépitait dans le poêle au son d’une marche funèbre, un corps s’effondrait… Je me réveillais en sueurs.

Si l’analyse de l’espace représenté (le tableau) montrait une fragilité évidente de la cloison gauche de l’atelier, répondant en partie à la nécessité de masquer un palier ou un demi étage (belle astuce en vérité !), si le jeux des lumières croisées donnait à cette pièce l’effet d’un petit théâtre (sorte de maison de poupée) permettant la mise en scène des personnages, si la palette vide accrochée au mur de droite pouvait présager d’un arrêt du travail (je dois avouer qu’il s’agit là d’une pure hypothèse, orientée par la connaissance de la mort précipitée du peintre), si les dates de création de cette peinture la situe entre 1869 et 1870, c'est-à-dire au moment même où Manet devient, pour Fantin-Latour, chef de file de l’atelier des Batignolles, rien, de prime abord ne manifestait, dans cette scène de genre, le caractère négatif de mon hypothèse.

C’est surtout la comparaison entre le tableau de Bazille et celui de Fantin-latour qui a confirmé mon pressentiment. Quelque part il y avait un malentendu, d’abord entre ces deux peintres qui pourtant, (leur peinture le prouve) étaient d’égale qualité, ensuite par la naissance d’un mouvement (ce n’était pas encore l’impressionnisme) dont l’ambiance austère et mondaine (c’est Astruc qui sert de modèle à Manet dans l’atelier des Batignolles, chantre de la Nouvelle Athènes – tiens, ça fleure bon le classicisme ! - ), entrevue dans la peinture de Fantin-Latour, ne pouvait qu’effrayer ce jeune homme plein d’enthousiasme et de générosité qu’était Bazille.

A cela il faut peut-être ajouter ses échecs successifs au Salon et le manque d’attention que lui portaient les écrivains de l’époque, Zola le premier, pourtant engagés auprès de Manet.

En fait, je l’ai déjà souligné, ce petit tableau est une synthèse de plusieurs images, idées et savoirs faire d’un peintre qui font état d’une grande maturité.

Comme il n’existe pas d’études préparatoires ni croquis, ni esquisses, il est difficile de savoir comment peu à peu se sont élaborés les différents registres que j’ai tenté de pointer mais il est fort possible en revanche que cette toile ait été pour Bazille une étape, peut-être l’étude elle-même d’un tableau de plus grandes dimensions qu’il n’aura pas eu le temps de réaliser.

A l’inverse de la plupart des tableaux de Bazille, celui-ci contient en filigrane l’idée d’un temps qui correspond, non pas à ce qu’il donne à voir mais plutôt à ce qu’il raconte entre lumière et ombre, équilibre et déséquilibre qui jalonnent son quotidien, sa vie.

1869, il y a eu la joie d’un nouvel atelier, les frémissements d’une énergie neuve portée par ses amitiés et son travail et puis sont venus des signes discrets d’un malaise, d’un mal être. 1870, tandis que se profilait la silhouette des Ménines, que les grands peintres passés ou présents (Delacroix, Rubens, Corot, Géricault, Vermeer, Courbet, Chardin ou même Rembrandt…), d’un clin d’oeil entendu se glissaient dans sa peinture, l’académisme fleurissait au Salon, l’ambition galopante de certaines des ses connaissances circulait déjà sous ses fenêtres et venait même lui rendre une visite de courtoisie, l’invitant à venir se mêler au personnages de cire d’une intronisation lugubre… C’est en tous cas ce que je comprends, que j’imagine et que je veux croire.

Bazille : une victime ? Non, un être lucide et intègre qui savait, pour la chérir, que la peinture pouvait tout sans simagrées. Dans l’atelier de Bazille, rue de la Condamine, tout cela est dit, avec beaucoup de retenue, de délicatesse et d’intelligence, jusqu’au coup de grâce. La peinture consigne les faits et les gestes, les repentirs et les fulgurances. Ici il y a les deux. Bazille nous fit donc le plaisir, avant de s’engager dans le régiment de zouaves où il devait trouver la mort, en Novembre de la même année, à l’age de 29 ans, de tirer sa révérence en peinture.

(Dessin extrait d'un carnet de Bazille - Base Joconde)

(Dessin extrait d'un carnet de Bazille - Base Joconde)

Publié dans Réplique(s)

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