La vision de Gauguin
Sur le site du "Musée Critique" de la Sorbonne, on trouve un ensemble de reproductions d’oeuvres, chacune étant accompagnée d'un texte court proposant une lecture possible de l'oeuvre choisie. L’initiative est plus que louable, suffisamment en tout cas pour que l'on en parle et que l'on aille lire ces textes.
Cependant il me semble que certaines analyses peuvent nous laisser un peu sur notre faim. Prenons, par exemple, l’article concernant « Vision après le sermon », toile peinte par Paul Gauguin en 1888.

L’auteur insiste, dès le début de l’article, sur le fait que « Le sujet annoncé par le titre correspond au seul fond de l’image. Thème pictural maintes fois représenté (en particulier par Rembrandt), la lutte de Jacob avec l’Envoyé de Dieu est ici réduite à la portion congrue. ». De cette observation découle l’idée que le peintre aurait choisi de proposer cette version d’un épisode biblique « en tant qu’objet de croyance populaire.» et donc que : « cet horizon religieux qui s’articule si solidement au tout venant de l’existence semble nous dire que les Bretonnes de Gauguin ont la foi chevillée au corps».
Pour conclure, il souligne, faisant une comparaison entre l’œuvre gravée de Francesco Goya et celle de Gauguin, la représentation d’un espace-temps unique combinant l’espace réel et la vision fantastique.
Sans pour autant remettre en question cette hypothèse, il m’a semblé que l’on pouvait, en s’appuyant sur des faits de peinture, argumenter un peu cette proposition voire la nuancer.
Le premier élément d’observation sur lequel on peut s’appuyer concerne l’analogie formelle que le peintre propose ente les pattes de la vache (à gauche) et les jambes des deux lutteurs (à droite). Elle est sans doute ni hasardeuse, ni gratuite.

Le second élément emboîte le pas (si j’ose dire) au premier. C’est la couleur rouge qui inonde la prairie. Ici, cette couleur, comme équivalent de l’or (ou du rouge utilisé en sous-couche des tableaux à fond dorés des icônes), crée la distance nécessaire entre le paysage profane (propos Renaissant s’il en est) et l’espace sacré. La vision, ici, repose donc (au sens propre et figuré) sur l’intensité irréelle de ce rouge (sa déflagration), véritable sujet de la vision qui embrase la prairie.
Le dernier élément significatif réside dans la silhouette du tronc d’arbre qui divise en oblique la partie supérieure du tableau. Ainsi, Gauguin représente la lutte de Jacob et de l’Ange dans le même espace que celui où se tient la vache (continuité du rouge) tout en marquant la coupure (discontinuité).

Ce procédé, connu depuis le Moyen-Âge, fut souvent utilisé à travers la figure de la colonne pour représenter Gabriel (espace céleste) faisant l’annonce à Marie (espace terrestre) dans une seule et même pièce. On notera l’analogie symbolique entre arbre et colonne avec un retour à la figure initiale.

Certes, la question du sujet symbolique traverse l’œuvre de Gauguin mais il me semble que chez lui la référence des thèmes populaires, historiques ou sacrés procèdent avant tout d’un prélèvement dans une iconographie passée lui donnant l’occasion de réinterroger la peinture et les signes qui la traverse.

Manuscrit d'Utrecht - Annonciation - 1430

On sait que Jacob lutta toute la nuit avec un ange (donc indirectement avec Dieu), sans raison apparente, ni sans que l’un ou l’autre des deux ne gagne ce combat. On sait encore qu’à l’issue du combat, alors que l’aube se lèvait, Jacob demanda à l’ange la bénédiction et qu'en retour il reçut le nom d'Israel. Bien que la signification de cet épisode biblique est on ne peut plus obscure – elle a donné lieu à de nombreuses interprétations - on peut comprendre qu’il s’agit d’abord d’une lutte intérieure avant de franchir une étape importante de sa vie. En somme, une sorte de vision, même si précise certains après avoir quitté l'ange il boitait.
Chez Delacroix un combat vigoureux oppose les deux personnages tandis que chez Rembrandt, celui-ci ressemble plutôt à une étreinte amoureuse.



P.Gauguin - croquis - 1888
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