Les deux énervés de Luminais

Relisant ces jours-ci différents articles sur le site de Jean-Claude Bourdais, je suis tombé hier sur cette reprise d’un billet ancien au sujet du tableau de Evaviste Luminais augmenté d’un commentaire d’un lecteur. Je m’amuse de ce dernier commentaire et je ne résiste pas à l’envie de le retranscrire ici. On peut donc lire:
« Le mouvement du bateau résulte de la combinaison du courant d'eau et du vent.La Seine est calme, le bateau va donc très lentement, et le déplacement relatif de l'air par rapport au bateau (en supposant l'air immobile), est lui aussi très faible, très "lent". Si la fumée de la bougie est fort inclinée c'est donc que le vent souffle! Et non que le bateau va vite, emporté dans un courant fort (puisque la Seine est calme). Le sens de la fumée n'est donc pas une preuve que le bateau va vers nous, mais que le vent souffle assez fort. Quoiqu'il se pourrait que le bateau vienne vers nous: le courant irait lentement vers nous, mais le vent soufflerait dans l'autre sens. Il est tout aussi probable que le vent fort, pousse également le bateau vers l'arrière, contrebalançant le calme courant vers nous. Le bateau serait alors, à ce moment immobile. (Techniquement, cette solution donne au peintre le temps de faire son œuvre!) »
Ici, je note justement une dérive, non de la barge, mais du raisonnement. Ce commentateur imagine-t-il un instant que deux clampins ont pausé sur un bras du fleuve pour que le peintre saisisse la scène ?
« Allez les gars ! Installez vous confortablement, on ne bouge plus pendant quelques mois, le temps que je fignole l’ouvrage.» Y a-t-il encore des gens pour croire que Vénus, toute droite descendue du Parnasse en ascenseur posait nue pour Botticelli?
J’ai cru un instant que le début était ironique et que nous étions donc sur une remarque au second degré cependant, le commentateur, qui n’est pas au bout de son raisonnement, reprend le fil de son cours d’eau:
« Il est possible aussi que le vent soit plus fort que le courant, alors le bateau dériverait lentement vers l'arrière. Enfin, il est possible que le vent (fort) et le courant (lent) aillent tous deux vers l'arrière! Cette discussion pour dire que le sens de la fumée de la bougie dit tout sur le sens du vent mais rien sur le mouvement du bateau; la question, de ce point de vue, est indécidable. Ce qui nous fera avancer (et le bateau avec), c'est le soleil.Il est à gauche du fleuve, » assez haut dans le ciel, un peu vers l'arrière (presque dans le prolongement du bateau).
La confusion entre réalité de la peinture et rapport au réel est ici manifeste : parlant du « soleil à gauche du fleuve », ne veut-il pas dire que la lumière du tableau vient de la gauche. La déduction qui suit risque donc, selon cette logique, d’être mise à mal. Mais déjà, les méandres de cette pensée nous entraînent ailleurs:
"L'eau s'écoule donc vers l'arrière, et le bateau s'éloigne de nous! Certes, il se pourrait que nous soyons dans une boucle de la Seine, et qu'à certain endroit de cette boucle, le lit du fleuve "remonte" momentanément vers l'est, donc vers le spectateur, et qu'alors le bateau viendrait bien vers nous. [...] Pour assurer la valeur symbolique du fleuve, il est plus probable que le peintre ait choisi un lieu représentatif de l'ensemble de la Seine, c'est-à-dire une portion du fleuve où, comme on s'y attend, l'eau coule vers l'ouest. Nous ne serions donc pas dans une boucle, l'eau s'écoule vers l'ouest, et le bateau s'éloigne bien de nous.Enfin, pour une raison sémiotique et narrative, il est beaucoup plus probable que le bateau s'éloigne du spectateur. En effet, si le bateau vient vers nous, le tableau nous montre alors un passé qui s'est bien passé jusqu'ici, puisque les deux frères sont là devant nous. Il ne nous montre rien du futur, hors-champ, insignifiant (picturalement parlant). Tandis que si le bateau est en train de s'éloigner, le tableau nous montre alors alors un futur incertain, d'autant plus que les passagers voguent "à l'envers", ce qui ajoute un zeste d'angoisse à cette représentation beaucoup trop cool pour être honnête."
Etrange tentative de trouver une explication logique (rationnelle) au contexte de la scène peinte en s’appuyant sur l’état des éléments réels (eau, air, courant, soleil…) ou des accessoires représentés (bougie…) alors que la peinture invente toujours sa propre réalité.
Car, on l’aura compris, cette interprétation est très loin des questions de la représentation et encore plus de la peinture, mais peut-être pas tant du travail de Evariste qui, à en juger par ses autres tableaux tricote allègrement les mythes et les récits historiques. Comme excuse on invoquera donc que l’écart entre un effet de réalisme excessif (outrancier) propre à l’Académisme en peinture, usant de l’apparence des choses, masque souvent un manque de concept, ou d’intention : miroirs aux alouettes.
Partageant les propos de J-C Bourdais, et particulièrement en ce qui concerne la légende qui est à l’origine de ce tableau, je ne vois donc pas l’intérêt de chercher ici une reconstitution et je penche pour la simple mise en scène symbolique et romantique.
Pour ma part, ce lit-radeau m’a toujours évoqué un tombeau flottant, ou mieux : un gisant – tout au moins sur le principe, car le poids de la pierre, comme dirait l’autre, l’aurait déjà envoyé par le fond - dérivant sur des eaux livides (presque le Léthé, ou le Styx). Drôle de convoi funèbre rappelant encore, par certains aspects, les rites mortuaires égyptiens. Aussi, j’aime bien l’association avec le personnage de « Dead Man » du film de Jim Jarmusch qui est faite dans le premier article et qui, selon un rite indien montre ce "pôv' con de blanc", presque déjà un fantôme, emporté vers l’au-delà (l’eau de là c’est où au fait?) dans une barque remplie de fleurs.
Concernant "l’autel à la bougie", il me semble que le choix de sa présence relève autant de l’attribut que de l’allégorie.
Composé de trois éléments, un cierge sur bougeoir, une châsse (ou tabernacle ?) et une guirlande de roses), cet autel est en effet (avec la couverture brodée) le seul indice (indicateur) de la richesse de ces deux moribonds.
Je reprends donc ici, à mon compte, les arguments sur le valeur économique du cierge en cire d’abeille en ajoutant que la châsse (contenant une figure (un saint ? une vierge ?) est richement ornementé (pierreries) – un tel objet n’était pas celui de simples manants ! – L’autre élément significatif et symbolique est la guirlande des cinq roses (ou six puisqu’une rose est en bouton) et dont la culture était plutôt réservée aux jardins des nobles et des moines.
Enfin, le cierge qui se consume (au diable le nombre de cierges qu’il faudrait pour se rendre d’un point à un autre du fleuve!) indique bien l’aspect funèbre. Ce thème est d’ailleurs présent dans une peinture de John Waterhouse datant sensiblement de la même époque.

John W.Waterhouse - "Lady of shalott"- 1888
Dans un sens, ce montage (comme figure de proue de l’embarcation) définit le profil et le statut des personnes qui se trouvent sur l’embarcation et anticipe pour le spectateur (de façon implicite ?) ce qui va advenir, hypothèse qui s’accorde en partie avec l’idée du « complètement faux » de la légende comme le souligne J-C Bbourdais.
Livrés (confiés?) au destin (le fleuve coulant vers l’aval), au printemps peut-être (roses et bouton… et couverture), ces morts vivants (gisants/bougie) seraient annoncés (symbolique des éléments de l’autel) comme déjà régénérés (roses/châsse). Autrement dit, rien ici n’est réaliste puisqu’il y a une condensation des signes temps/espace.

Evariste Luminais "Les fil de Clovis II " 1880 (Sydney)
Chose intéressante, ce tableau de Evariste Luminais a un double, réalisé par le peintre lui-même. Sur ce second tableau (je ne sais lequel des deux est la copie de l’autre) qui se trouve à Sydney, plusieurs éléments sont cependant différents : le paysage, le mouvement de l’eau, le motif de la couverture, l’un des pieds des deux énervés qui sort des couvertures et surtout le petit autel symbolique. Plus de cierge ni de roses, mais la seule châsse suspendue à une potence.
Les points de différence sont tels que ce double, qui n’est pas la réplique, la copie conforme du premier (celui de Rouen), a vraiment de quoi interroger sur les vagues spéculations qui précèdent, les miennes y compris...
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1/ La rose : C’est notamment un symbole de régénération […] depuis l'Antiquité, on dépose des roses sur les tombes : les anciens nommaient cette cérémonie rosalia et tous les ans, au mois de mai, offraient aux mânes des défunts des mets de roses. [...]
Hécate, déesse des Enfers, était parfois représentée la tête ceinte dune guirlande de roses à cinq feuilles. On sait que le nombre cinq succédant au quatre, nombre d'accomplissement, marque le départ d'un nouveau cycle.
http://mapage.noos.fr/crosin000v/Ronsard/roses_fr_Ronsard.html
On sait aussi que « après l’effondrement de Rome, les roses rejoignent les jardins monastiques et deviennent plantes médicinales. » et que « la rose rouge représente le sang des premiers martyrs et les cinq pétales les plaies du Christ. La rose blanche et sans épine devenait l’emblème de la vierge Marie. »
2/ Châsse : reliquaire de taille variable, en forme d'église, de coffre ou de cercueil, dans lequel est conservé une relique insigne ou parfois le squelette ou le corps entier d'un saint. La châsse est souvent surmontée d'un couvercle en forme de toit. Une ou plusieurs parois peuvent être entièrement ou partiellement transparentes pour permettre de voir les reliques.
3/ Le cierge : un cierge doit être composé en majeure partie de cire d'abeille purifiée. Les cierges utilisés sur les chandeliers d'autel doivent être de cire blanche. Ceux qui sont utilisés lors des messes de requiem, du Vendredi saint ou des offices des Ténèbres doivent être de cire non traitée et jaune.
http://www.patrimoine-de-france.org/mots/mots-archi-0-5421.html
4 - L’Académisme du 19e en peinture, voire l’art « pompier » ne présente pas à mes yeux un intérêt particulier. Si les peintres de cette période (école) sont surtout reconnus pour leur virtuosité technique et leur capacité à lécher les moindres détails des objets et des personnages représentés, il se trouve souvent que les sujets eux-mêmes (et particulièrement ceux prélevant dans les légendes, les mythes ou l’histoire soient truffés d’invraisemblances, de bourdes ou de contre sens. Une forme lisse pour un corps creux. Ce qui est précisément la définition de l’académisme, en peinture, tout au moins.