La fièvre dans l'essence (Splendor in the grass)
Kansas, 1928- Une cascade au clair de lune : un couple enlacé dans une décapotable. L’Eden n’est pas si loin, et s’embrasser ne suffit plus à un âge où le corps frémit sous les pulsions d’autres désirs.
Le rideau de la chute d’eau qui ouvre ce film d’Elia Kazan, « la fièvre dans le sang », exprime sans ambiguïté le jaillissement de l’amour qui bouillonne dans le sang de ces jeunes gens. Il aurait pu laisser présager un instant que cette idylle naissante aurait la force et la fougue de ce torrent. Pourtant c’est à ces seuls échanges de baisers que se limite la relation amoureuse de ces deux adolescents, Bud et Deanie, retenus l’un et l’autre par l’interdit parental de ne jamais passer à l’acte, de ne pas commettre l’irréparable.
Le thème de l’eau dans l’œuvre de Kazan occupe une place importante. Dans « l’Arrangement », par exemple, c’est de la piscine que surgit le souvenir de la femme aimée, dans « América-América » c’est autant la glace ramassée dans une coulée de neige du mont Ararat – dont l’ancien testament note que c’est le lieu où l’arche de Noé est venue s’échouer après le grand déluge – que l’étendue à traverser depuis Istambul jusqu’à New-York (la terre promise) qui symbolisent respectivement les dures conditions de vie et l’obstacle.
Dans « La fièvre dans le sang » c’est sous le jet d’une douche qui ruisselle sur son visage dans un vestiaire, à la fin d’un match, que Bud entend les remarques de ses camarades aux sujets des filles faciles. C’est encore sous la pluie d’une cascade que Bud trompe Deanie avec l’une de ses camarades de classe, c’est encore dans l’eau des rapides que Deanie tente de se suicider. Car rien n’est pire que l’eau dormante du désir non assouvit, celle où s’enlisent les rancoeurs.
Il y quelque chose des personnages de Shakespeare dans ce couple qui doit renoncer sous les pressions familiales, à une histoire d’amour passionnée mais non consommée. L’irréparable c’est la frustation.
Pourtant plus qu’un récit des passions impossibles, ce film est un regard sur une société et uneépoque où les valeurs matérielles et les ambitions personnelles des adultes tuaient dans l’oeuf l’épanouissement et les projets simples de leurs enfants.
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Deanie, fille unique de parents modestes et Bud, fils d’un riche propriétaire de puits de pétrole, ne connaîtront donc pas l’amour charnel tant désiré. Deanie sombrera dans une profonde mélancolie qui la conduira deux ans durant dans une maison de soins pour troubles nerveux. Quant à Bud, après le suicide de son père (crash boursier de 1929), il deviendra fermier, ce que somme toute il avait toujours désiré être.
Une voiture s’éloigne dans la poussière d’un chemin entre des pâturages jaunis.
« Bien que l’éclat autrefois si brillant se soit évanoui à jamais, bien que rien ne puisse ramener l’heure de cette splendeur dans l’herbe, de cette gloire dans la fleur, n'ayons point d'affliction, mais cherchons plutôt la force dans ce qui reste après».
C’est par cet extrait d’un poème de Wordsworth, que se remémore Deanie, assise dans cette voiture qui l’emporte vers la ville et vers une autre vie - extrait déjà cité et commenté dans une scène précédente et qui donne aussi son titre original au film « Splendor in the grass » - que se conclut le film, tandis qu’un cavalier vient s’inscrire dans le dernier plan.
Quel prix vaut le rêve américain ?
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(*) - voir ici "Américan Gothic" de Grant Wood