Prêt-à-porter aux nues

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Pascal Le Segretain - Getty Images (Sources 

Oliviero Toscani, photographe italien nous a habitué depuis longtemps à ses images provocatrices qui ont en particulier forgé l’image d’une grande marque de vêtements italiens dans les années 80.

On se souviendra en effet que le décès du mannequin brésilien Ana Carolina Reston, agée de 21 ans, en novembre 2006, suite à ce qu’il est bien convenu d’appeler une maladie, avait frappé l’opinion, avait mis à l’index l’industrie de la mode. Or "La mode n'est pas responsable de l'anorexie" dont souffrent certaines jeunes filles, a déclaré un porte-parole d’une fameuse maison de haute couture. "L'anorexie est malheureusement une réalité, un véritable problème de société. Il ne faut pas créer de fausse polémique, la mode n'est pas responsable de l'anorexie".

Ben voyons ! Il est vrai que la mode, et plus précisément la mode vestimentaire, ne prétend pas influencer la manière d’être, qu’elle ne façonne en rien le goût d'une époque ou d’une société. Non, la mode n’est pas un phénomène impliquant le collectif, pas plus qu’elle n’élabore des codes ou des styles qui dessinerait une hiérarchie sociale, permettant d’afficher son rang social, son pouvoir d’achat ou sa personnalité… Non, c’est bien connu, c’est la mode qui suit le goût du public, elle n’invente ni les formes, ni les attitudes et se contente de satisfaire l’attente de tous. Quant à la morphologie des individus, elle ne s’autorise pas à les modéliser.

Ces images de Oliviero Toscani présentent une jeune femme nue, allongée à même le sol (un fond gris) qui regarde en direction du spectateur. La marque apposée en rose fuchsia sur le fond est aussi  utilisée en partie pour le slogan « No anorexia ».


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Cette posture renvoie justement à l’une des photographies diffusées par cette marque, mais aussi, bien entendu, à toute une iconographie classique de la mode puisant elle-même dans une histoire de l’image du corps plus ancienne.
 
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(etc...)

 On serait donc tenté de penser, à première vue, que l’acte est courageux, tout au moins de la part de celle qui, se prêtant à l’exercice, accepte de se dévoiler pour dénoncer l’inacceptable.
On pourrait aussi penser que cet état du corps n’est pas nouveau dans la représentation, comme en témoignent les dessins de Egon Schiele et c’’est peut-être au nom de la censure qui frappa ce peintre que certains voudront justement trouver dans cette campagne une correspondance et une justification à la démarche de Toscani and Co.

 

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Mais voilà, ce corps décharné, balancé comme un pavé dans la mare, fait remonter à la surface des odeurs nauséabondes et des faits historiques plus que regrettables. On pense tout aussi bien aux effets de la malnutrition touchant des populations du tiers monde, qu’aux corps fantomatiques des victimes des camps de concentration. Images refoulées de la culpabilité. Images coupables.
 
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1980

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Photogramme du clip video visible sur le site de No-l-ita

Et c’est entre autre ce qui fait l’obscénité de cette campagne, l’obscénité de ces images de Toscani qui tient à cette ambiguïté de la provocation et de la séduction. Tout en rendant visible la dégradation prématurée d’un corps victime d’un modèle, véhiculé par les médias et la mode, elles nous rendent voyeur de cette mise à nue considérée comme dégradante.

Si le Ministère de la Santé italien a apporté son soutien à la marque No-l-ita, l'IAP (organisme de contrôle de la publicité en Italie) a jugé pour sa part que l’image publiée en septembre dans des journaux et affichée sur des panneaux de plusieurs grandes villes, était contraire au code de conduite de la publicité et a décidé d'interdire la photographie controversée. De son côté l'Association italienne d'études sur l'anorexie a jugé, elle, l'image de Toscani "trop crue". L'image a donc été retirée des panneaux publicitaires au titre que cette campagne porte atteinte à la dignité humaine "dans toutes ses formes et toutes ses expressions". En France, le Bureau de vérification de la publicité (BVP), organe d'autorégulation de la profession, a «totalement déconseillé» aux afficheurs de placarder ces photographies de la jeune femme anorexique nue.
Isabelle Caro est le nom de cette jeune comédienne (25 ans) qui a accepté de poser pour la campagne No Anorexia. Un passage rapide sur son blog peut nous permettre de saisir la personnalité de cette jeune fille qui pense ainsi, en toute naïveté, témoigner de sa souffrance en exposant son corps. Naïveté en effet, car c’est oublier que cette campagne contre l'anorexie est parrainée par une marque de vêtements qui, à en juger par l’iconographie qu’elle véhicule, n’est pas franchement exemplaire, pas plus que ne l’est Toscani lui-même qui, pour cette même marque et pour une autre (Rare), avait déjà essuyé les remontrances de l’IAP, en mars 2006 pour d’autres campagnes.
 
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Réclame pour Nolita, 2005
«Il y a des années que je m'intéresse à l'anorexie. Qui en est responsable ? Les médias en général, la télé, la mode. Il est donc très intéressant qu'une marque de vêtements comprenne l'importance du problème, en prenne conscience et parraine cette campagne», a déclaré  Oliviero Toscani à l'agence Ansa.
Certes, certains prétendront que le photographe ne tourne pas autour du pot, mais s’agit-il bien d’une prise de conscience ou d’une manipulation à peine déguisée ? Finalement, à qui profite cette campagne ? 
La mauvaise foi et l’esprit  faussement  humaniste (humanitaire ?), un rien pervers en vérité,  de ce dispositif d’annonce qui prétend révéler «les dessous» de la mode ou présenter «l’envers de la médaille» - à savoir dit corps -, n’ont-elles pas surtout eu pour effet, jusqu’ici, de focaliser les projecteurs sur la marque qui crie à la censure ?
 

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Action contre la faim - 2003

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Je conseille aussi de lire cette analyse très pertinente de Paul Villach sur le site agora vox, ainsi que celle de Henri Kaufman sur son blog ... Et aussi ce témoignage d'une certaine Juliette..
 

Publié dans Réplique(s)

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Commenter cet article
L
Nous sommes d'accord et c'est bien de là que vient l'ambiguïté.
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L
Ce qui m'avait marqué en voyant cette photo pour la 1ère fois, c'est qu'elle reprend exactement la même iconographie utilisée par le mouvement "pro-ana", considérant l'anorexie comme un mode de vie à part entière et faisant de ces images des modèles à atteindre... Alors anti ou pro, cette image ?
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A
Bien entendu... mais ce n’est pas seulement l’image photographique qui est ici en cause mais le dispositif pervers de communication qui l’entoure. D’ailleurs je ne la trouve pas extraordinaire en tant que telle cette image. Le sujet mortifère qu’elle véhicule pourrait être de l’ordre du simple constat visant à la prise de conscience : « voilà un corps malade ! » or ici, c’est bien autre chose qui est en jeu. Le corps n’est pas présenté, mais re-présenté (mis en scène). On passe donc du voilà au voici  d’où l’ambiguïté, sans compter la consonance de la marque (nolita – lolita)… Ce n’est donc plus un corps mais un nu qui s’offre (est offert) au regard. Ce qui est proprement scandaleux, ce n’est pas l’état de ce corps c’est le détournement vicieux qui en est fait (une sur-pub)…etc