L’œuvre existe dans une pensée qui se construit sur la chose (#4)
Publié le par ap
Matérialisation des désirs
Des gouttes de peinture aspergées sur la surface sableuse des reliefs d’André Masson aux strates filandreuses des « drippings » de Pollock ou des projections aléatoires d’Henri Michaux, des éclaboussures blanchâtres des toiles de Francis Bacon aux jets d’encres contrôlés figurant les vierges de Francis Picabia, des auréoles d’oxydation sur les plaques de cuivre des Piss painting de Warhol (1972) aux reliefs moulés des Piss flowers de Helen Chadwick (1992), voici quelques matérialisations modernes et contemporaines du désir, directes ou simulées, dans le plan ou le volume, qui ne sont ni plus ni moins éloignées dans l’intention et dans les gestes que les marquages de pigments rouges appliqués sur les parois souterraines des diverticules de Lascaux.
L’expression matérialisée de ces désirs est le substrat des images traduisant un saisissement intime des matières et des médiums. Si la violence de l’« attentement » physique de Lucrèce, chez Titien, est exprimée par l’onctuosité translucide des chairs et des tissus que menace, depuis l’opacité du fond sombre, l’éclat net et plat de la lumière du poignard, elle trouve un écho très concret chez Lucio Fontana dans l’incise, pratiquée au cutter, qui ouvre une béance dans la trame tendue du ventre de la toile peinte. Quoique différentes par les moyens ces deux pratiques procèdent en fait d’une même intention d’agir par ou sur les matériaux pour en éprouver, en révéler, les sens latents.
Délits matériels
L’image du désir chez Duchamp, on ne le dira jamais assez, n’est pas qu’une vue de l’esprit ou une allusion (une pelle à neige, une porte-bouteille...), elle est aussi l’empreinte du corps désiré, comme c’est le cas des pièces Not a shoe ou Feuille de vigne femelle, et, plus directement encore, l’expression physiologique du corps désirant dans Paysage fautif (1946), fait de liquide séminal étalé sur un carré de satin noir. Ce dessin organique (« orgasmique ») fut d’ailleurs offert à son inspiratrice, Maria Martins, une sculptrice brésilienne avec qui il entretiendra une liaison de 1946 et 1951, et dont on sait qu’elle fut le modèle du corps présent dans Etant donné… Considérant cette tache qui évoque autant la cartographique nébuleuse de la voie lactée que celle d’une étendue d’eau ceinte - d’eau sainte pour Maria ?- ou encore une silhouette grotesque ithyphallique, on remarquera que cette substance translucide, animée de circonvolutions, de replis, de poches ne semble pas avoir été aspergée, comme on pourrait le supposer, mais versée sur l’étoffe, permettant ainsi d’en contrôler plus ou moins l’écoulement. C’est donc la question du contact ou de la distance qui est donnée à comprendre. Par ailleurs, si une glue colorée pouvait aisément produire un effet similaire à celui-ci, la matérialité de la semence de l’artiste, maculant le soyeux du tissu noir, incarnait sans détour la réalité de la jouissance. Cette flaque d’amour faussement accidentelle dans le graphisme qu’elle propose d’une « carte du tendre » on ne peut plus concrète et fétichiste en diable (sans esprit romantique), fait aussi écho par ses masses flasques et ses courbes anthropomorphes à l’univers plastique de cette femme artiste à qui il est adressé et dont André Breton, en 1947, célèbrera la Sculpture Magique inspirée de la puissance d’une nature encore sauvage : « Maria, et derrière elle - je veux dire en elle - le Brésil merveilleux où, au-dessus des plus vastes espaces, s'étend encore l'aile du non-révélé. L'immense porte juste entrouverte sur les régions vierges où les forces intouchées, complètement nouvelles du futur, se cachent. ». Quoi de plus générique alors, pour honorer la création, que l’épanchement de cette substance première, ravivant les délices charnels du geste fautif du premier couple dans l’Eden : une maculée conception. Délices des délits sur lit de ce teint sombre.
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Matérialité des images
La fluidité de l’encre, la matité rêche de la gouache, la malléabilité de l’huile, le pouvoir couvrant des polymères… Chacun de ces médiums, utilisés isolément ou combinés entre eux, contient, en substance, les possibles des images à venir pour peu qu’on les considère. Le modelage suppose la ductilité, l’équarrissage une plus ou moins grande résistance mécanique ; le plâtre par la fragilité de son grain autorise la précision du moulage la finesse du polissage ; le bois propose en bout ou fil la résistance ou la souplesse de ses fibres tandis que les matériaux composites supposent la logique de leurs agrégats… C’est la spécificité des matériaux et des matières observés qui, mis en forme, établissent les moyens de l’art.
Les plaques de verre superposées en strates chez Robert Smithson (Miror stratum, 1966) ou les couches des couvertures de feutre de Joseph Beuys qui constituent Fond VII/2 (1967-84) peuvent être vues comme des transpositions plastiques des couches de peintures qui, de glacis en opacités, font le corps de l’image, ou encore, révèlent la nature même de la sculpture qui par un jeu d’opérations (plans + plans = volume) renvoie à une logique physique.