L’œuvre existe dans une pensée qui se construit sur la chose (#2)
L’art, un produit comme les autres
On ne cessera de s’étonner de cette valse des étiquettes qui, au gré des époques, tentent de définir la nature et le statut des œuvres d’art, marquent certains discours, soulignent des tendances ou justifient certaines postures. Construire ou déconstruire , structurer ou déstructurer, dématérialiser et rematérialiser l’objet artistique, ne sont que des termes d’observation et d’analyse permettant de mesurer des oscillations esthétiques, lesquelles ont certainement moins à voir avec les préoccupations des artistes qu’avec celles de la scène artistique, critiques, marchands et collectionneurs confondus. L’art est pour les uns un moyen d’expression, pour les autres un objet d’échange. La valeur réelle de cet objet n’existe que par l’intérêt que lui portent les usagers. « Un robinet qui cesse de couler quand on ne l’écoute pas » proclamait avec ironie Marcel Duchamp.
L’Art Contemporain, dans son acception la plus large, c'est-à-dire historiquement, désigne une période de création que certains situent entre 1945 et nos jours et que d’autres préfèrent envisager au tournant des années 60-70. Sans vouloir rentrer ici dans une querelle des classifications et de catégories esthétiques, il semble cependant que ce qui faisait encore l’illusion au sortir de la seconde guerre mondiale cherchant dans l’art des valeurs sacrées ou magiques se soit peu à peu mué en une série de désenchantements laissant place à des réalisations artistiques dont le primat de l’intention prenait le pas sur les aspects sensibles, voire les excluait - l’idée plutôt que le corps –. Tout au moins c’est le sentiment qui transparait des discours critiques justifiant ou accompagnant ces démarches alors qu’il apparait dans le même temps qu’un nombre non négligeable des créateurs continue à accorder un intérêt particulier à la nature des médiums, à la qualité des matières et aux significations qui découlent de leurs manipulations.
Qui peut honnêtement soutenir, par exemple, que Double négative 1969-1970, cette tranchée ouverte par Michael Heizer au bord d’un plateau surplombant un canyon du Névada n’est pas, avant tout, le déplacement de 244 000 tonnes de matière minérales, et que cette saignée livrée au travail du temps (comme n’importe quelle œuvre d’ailleurs), continue sa métamorphose… L’éphémère du dessein initial, (l’idée de son tracé et l’effectivité de sa trace), qui marque ainsi définitivement un support (naturel) sans l’idée d’une fonctionnalité, bien que ne pouvant figurer tel quel dans l’espace d’une institution, est pourtant devenu partie intégrante de l’histoire d’un geste esthétique contemporain. Ce qui peut interroger dans cette œuvre de Heizer ce n’est pas le manque de matière, c’est la raison du geste. A défaut de pouvoir y répondre tout à fait on pourra par exemple essayer de comprendre ce qui pousse quelqu’un à tracer à la plume quelques traits sur une feuille ?
Bien souvent encore des artistes comme Wostell, Beuys, ont utilisé de la matière – parfois très charnelle (viande, graisse…) – dans des performances ou des happenings. Cette matérialité physique, dans nombreuses manifestations du Body Art était même d’autant plus tangible que les corps étaient soumis à rude épreuve.
La matérialité d’une œuvre, même à minima (la forme du happening en est l’exemple limite), demeure la condition incontournable et nécessaire de son existence, de sa visibilité, de sa diffusion et de sa circulation. Un dessin d’artiste effacé, une exposition « de vide », des enregistrements de battements de cœurs stockés dans une île japonaise, un environnent éphémère, un protocole d’accrochage d’œuvres acquises par un musée (exposées ou non), sont encore quelque chose. Traces et inscriptions analogiques ou numériques sur des supports, dans l’espace et le temps y sont toujours patents. Ce n’est donc pas tant la matérialité de l’œuvre qui aurait disparue (et qu’il faudrait recharger) que la nature même du processus de création qui s’est profondément modifiée, voire inversée.
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