"Au cinéma, vous ne penseriez pas qu'un film réaliste est moins cinématographique qu'une comédie musicale. Tous deux font partie du cinéma. C'est la même chose pour mon travail, il y a différents genres auxquels je m'intéresse et je passe de l'un à l'autre." Jeff Wall
Jeff Wall « Insomnia », 1994
Un homme allongé sous une table dans une cuisine. Dort-il ou est-il mort ? Ivre mort peut-être, comme le dit l’expression : rouler sous la table… Pourtant, aucune bouteille ne trahit un tel signe d’excès comme par exemple dans cette gravure du 19e.
D’ailleurs, si de loin l’homme semble dormir, de près, il a les yeux ouverts. Le regard est fixe, absorbé au-dedans de lui même… Même si le titre de la photographie indique que cet homme est insomniaque on pourra s’étonner de l’inconfort du lieu choisi, ou de savoir pourquoi il s’est ainsi couché comme un chien, ou comme un enfant, sans soucis des convenances ?
Moins brutale que ne l’était La chambre détruite, mais plus grinçante que Milk, cette scène semble évoquer un moment de la détresse ordinaire du monde occidental, de la solitude et de la régression.
En un sens, cet homme installé sous la table de sa cuisine est l’anti-thèse de cette peinture de Bruegel, Pays de Cocagne qui montre ces trois personnages somnolant, repus, sous un arbre ceint d’une table couverte de victuailles. Les soldats ont déposé les armes, le paysan son fléau, le lettré est couché sur ses livres, tous sont abandonnés dans l’abondance de cette nature pourvoyeuse. Le pays de Cocagne où l'on trouve tout à profusion et sans peine. est une métaphore de la prospérité universelle, une contrée utopique, une sorte de nouveau paradis terrestre.
Pieter Bruegel « pays de Cocagne », 1567
« Il y a une médiation entre la figuration et l’exagération fantasmatique, c’est le concept du quotidien. C’est là que le programme d’une peinture de la vie moderne reste important. L’idée du quotidien et celle d’un art philosophique permettent d’associer la présence du fantasmatique – c’est-à-dire la révélation de l’esprit des individus à travers le comportement, la physionomie, le costume, l’apparence - et la tradition de l’objectivité descriptive. » indiquait Jeff Wall dans un entretien 1 réalisé en 2001.
On pense bien sûr au cinéma néo-réaliste italien de De Sica, Rossellini, ou encore à Lucas Samaras et Cindy Sherman qui, à leur façon, ont participé de cette réflexion en interrogeant en utilisant eux aussi le medium photographique.
Lucas Samaras « photo transformation » 1976 / Cindy Sherman “Untitled #86 », 1981 / Cindy Sherman « Untituled film still » 1976-79
« Des arts plus anciens, le théâtre et la peinture, avaient su créer, par la force de l’illusion, des situations dans lesquelles le spectateur peut avoir la sensation de partager un espace très privé avec quelqu’un d’autre, sans y être. » 2
Jeff Wall « Picture for women », 1979
Analysé par de nombreux critiques d’art et plus particulièrement par Thierry de Duve dans le catalogue de l’exposition « Voici », confirmé par l’auteur lui-même comme une allusion directe à l’œuvre de Manet, Un bar aux folie bergères, et par conséquent à celle de Vélasquez, Les Ménines.
E Manet « Un bar au Folies-bergère », étude et version définitive, 1881-1882
On y retrouve chez Manet la frontalité de la pose de la femme appuyée au comptoir (ou de l’infante chez Vélasquez) le jeu des miroirs qui prennent en charge la profondeur de l’espace, et bien évidemment la confusion entretenue de celui qui regarde ou réalise la scène (le spectateur, le peintre…).
D. Vélasquez « Las méninas », 1656
Pourtant cette photographie qui est à la fois un portrait de femme et un autoportrait de l’artiste, reprenant ainsi la longue tradition du peintre et du modèle est aussi, celle plus discrète mais pourtant évidente, de la composition des annonciations.
Certes, par rapport à l’image de J. Wall les personnages sont inversés, mais il faut se souvenir que celle-ci a été prise dans un miroir et que donc ils sont en réalité à la bonne place.
La question du miroir comme objet ou comme sujet, dans lequel et par lequel se fait l’image pourrait donner lieu en soi à un essai, depuis Bellini à Manet en passant par les photographies de Freelander, Roche, Newton ou encore Sherman ou le cinéma de Bergman, Truffaut…
Réfléchir, se réfléchir, voir sans être vu, retourner la vision, mentir, tricher, dédoubler, ouvrir une fenêtre, révéler la face cachée d’une scène ou d’une figure,… sont autant de fonctions et d’artifices qui caractérisent son utilisation.
Cindy Sherman « Untiluled filmed », 1977
Dans l’hypothèse qu’avance T.de Duve (et que je partage) concernant le dispositif scénique de Un bar aux folies bergères de Manet, il suggère que la serveuse « qui rougit » est sans doute en train de se faire entreprendre par l’homme en gibus, que nous apercevons à droite dans le reflet du grand miroir.
La configuration spatiale, la distorsion perspective du reflet, l’absence remarquable au premier plan de l’image de celui qui est sensé s’adresser à la serveuse tous ces éléments et bien d’autres encore abondent dans le sens de l’analyse que l’on pourrait faire de Picture for Women de Jeff Wall, non que cette photographie soit le reflet ou le remake de la peinture de Manet, mais plutôt une sorte de réponse : la femme qui nous regarde, qui regarde le spectateur à travers l’œil de l’objectif, (témoin oculaire) a l’assurance de celui de l’Olympia, il accroche et séduit mais ignore celui qui dans son dos (le photographe) s’apprête à en faire le portrait. En un mot il semble insaisissable.
Ce jeu de regards en biais qui jamais ne se croisent passe et glisse par la surface réfléchissante du miroir devant lequel tous deux se tiennent, semblant traduire l’impossibilité d’une rencontre.Ainsi réunis et séparés, ce couple est une annonciation à l’envers.