Si le sujet de la photographie Storyteller, de Jeff Wall, portait sur la question de l’exclusion, de la marginalité ou de la survivance de ces fonctions ancestrales de la culture amérindienne (à la fois cultuelles et culturelles) dans la société contemporaine - autant d’ailleurs que les bribes iconographiques qui composent la mémoire de la culture occidentale - on peut retrouver dans Tattoos and shadows, la reprise d’une thématique analogue.
Jeff Wall « Tattoos and shadows », 2000
Ces trois personnes installées dans un jardin, à l’ombre d’un feuillage, apparaissent, dans une certaine mesure de part leurs postures respectives, comme un écho aux références déjà croisées dans Storyteller : Manet, Courbet ou Cartier-Bresson (dont j’avais oublié de signaler cette image…) et donc aussi, par conséquent, comme une auto-citation...
A celles-ci s’ajoutent cependant deux autres éléments : la végétation dont le jeu de lumière convoque celui d’un autre déjeuner sur l’herbe, celui de Monet, avec notamment la présence des bouleaux, et une chaise, dont le motif des ferronneries est assez proche de celui d’une autre peinture de Manet (Le jardin des Tuileries, 1862).
La photographie, ainsi construite par fragments cités, pourrait donc n’être qu’une simple réactualisation du sujet chers aux Impressionnistes ou aux Naturalistes, mettant l’accent sur les découpes de lumière qui baignent cette scène bucolique, si ce n’était que deux des trois personnages présents (la femme de gauche et l’homme, tous deux de type occidental) arborent sur les bras des tatouages…
...tandis que sur le t-shirt de l’homme, plongé dans la lecture, on peut lire le nom de Bukowski.
Il s’agit de Charles Bukowski, romancier et poète américain (1920 -1994) dont les écrits, souvent autobiographiques, témoignent d’une vision de la vie qui est sans concessions, sans illusions, sans naïveté. S’y mêlent l’alcoolisme, les errances, les angoisses, le sexe et la folie. Souvent considéré comme un écrivain de la beat génération, cette figure marginale et révoltée de la littérature américaine n’a pourtant jamais appartenu à ce mouvement…
Une fois encore c’est dans la confrontation des stéréotypes et des codes culturels que s’élabore Tattoos and shadows , avec ce double mouvement temporel (passé / présent) et culturel (orient / occident) qui nous fait nous interroger le caractère ambiguë des sujets représentés : figures tatouées, adepte d’une littérature subversive, sagement assises dans le jardinet d’un pavillon d’un quartier résidentiel, buvant de l’eau minérale*…
De même, chose étonnante, la seule personne du trio qui ne porte pas (en apparence) de tatouage est la jeune femme de type asiatique, allongée au pied du bouleau, alors que précisément cette tradition de marques corporelles, trouve son origine dans les îles du Pacifique.
Image ironique d’une société paradoxale dont la révolte semble davantage s’exprimer dans les signes extérieurs que dans le comportement, dans l’ombre du souvenir qu’elle affirme dans une sorte de vraisemblance.
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* la quasi-totalité des photographies de Bukowski nous le montre en effet une bouteille d'alcool à la main…
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