QB(-ismes) #1

Publié le par ap

(notes brutes)

« Les lignes parallèles à l'horizon donnent l'étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or, la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu'en surface, d'où la nécessité d'introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l'air. » Paul Cézanne, Correspondances, lettre à Émile Bernard du 15 avril 1904.

 

(détail de l'atelier de G.Braque, 1909)

De 1908 à 1912, il fut Analytique, puis Synthétique jusqu’en 1919, et enfin Orphique de 1914 à 1920. Tout cela a commencé par un malentendu concernant une peinture réalisée courant 1908-1909, représentant un bordel d’une rue de Barcelone. Découvrant la peinture en cours de réalisation dans l’atelier de l’artiste, au "Bateau-Lavoir", un ami peintre se serait exclamé : " Il me semble que tu me donnes à manger de l’étoupe et à boire du pétrole.". Il s’agissait, chacun l’aura reconnu, de Braque s’adressant à Picasso au sujet des Demoiselles d’Avignon.

Ces Demoiselles, qui parurent si indigestes et si brûlantes - au point d’être mises un temps au frigidaire –, sont pourtant aujourd’hui considérées  non seulement comme un chef d’œuvre, mais aussi par quelques historiens de l’art, comme la première toile Cubiste, cubisme qui n’avait cependant encore ni étiquette, ni millésime. En fait, pour être totalement honnête, il faudrait surtout rappeler que si ce mouvement fut théorisé - notamment pour lui donner une forme de crédibilité - il n’en demeure pas moins que c’est d’abord en grande partie à l’intuition de peintres, sensibles à la tradition picturale et poreux aux formes de leur temps,

On sait que la démarche initiale des peintres cubistes fut inspirée des propos et des peintures de Cézanne et encore des géométries des masques africains. Préoccupés par la représentation en volume du motif, on s’est accordé pour dire qu’ils malmenaient la perspective héritée de la Renaissance, abandonnant volontairement l'unicité du point de vue, pour lui préférer une multiplicité d'angles d’attaque, ceux-ci étant juxtaposés ou enchevêtrés dans un même espace de représentation  (ce que certains résument encore par une vision par facettes), ou encore que ce style se caractérisait par une volonté d’éclater le volume et l’espace en un jeu de plans fractionnés, déconstruisant ainsi la vision traditionnelle de la peinture et conduisant, pour partie, aux lisières de l’Abstraction. Beaucoup insistent  aussi sur l’idée de substituer à la logique d'atmosphère, celle de l'espace construit.

Etrangement donc, c’est davantage une rupture avec le modèle impressionniste (et par voies de faits avec le Fauvisme), qui est visée par ces peintres, qu’avec le modèle classique antérieur, car chacun sait que depuis la Renaissance, la particularité même de l’espace représenté relève d’une construction savante et rigoureuse. Si en apparence l’espace représenté semble se déliter l’espace du tableau est pensé comme une charpente, une ossature. C’est sans doute ce principe formel qui permettra dans un premier temps d’évacuer la couleur de ces compositions, lui préférant une palette moins flambante permettant ainsi de mettre en évidence les valeurs et donc les jeux de lumière. En fait, pour le dire vite, le Cubisme est d’abord une question de dessinateur, en cela qu’il pose la structure comme préalable à l’existence de l’image.

C’est sur ce point que la leçon de Cézanne (« Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d'un objet, d'un plan, se dirige vers un point central »)  ou de Corot (" La couleur, pour moi, vient après.") associée au traitement synthétique des masques primitifs et des premières réalisations architecturales à ossature métalliques montre assez bien le cheminement de l’esthétique cubiste. D’autres indicateurs, comme par exemple la photographie en noir et blanc, ou la tradition des dessins en grisaille, les choix de certains formats (l’ovale), pourraient permettre de comprendre, en les dépliant davantage, les liens ténus qui unissent les recherches Cubistes et l’esprit de la Renaissance.

Le seul élément qui ne sera retenu par Picasso ou Braque concerne le type de sujets représentés, abandonnant  - quoique Les Demoiselles d’Avignon précisément soit une scène de genre – ce qui caractérisait la Renaissance, comme par exemple les grands sujets mythologiques, pour se concentrer sur le paysage, la nature morte et la figure (plus dans la tradition de la modernité)

Là encore, les raisons invoquées par les historiens et par certains peintres cubistes eux-mêmes, tel Albert Gleizes en 1911, dans son texte Le Salon d’Automne 1 -  insistent sur la volonté d’échapper à toute anecdote  qui viendrait parasiter le rapport spécifique à la seule picturalité : « La déviation de la forme, si accentuée dans nos temps contemporains, avait porté à la première place le sujet, l’anecdote, l’épisode et c’est sur cela que l’artiste et le poète se livraient à des variations sentimentales. L’émotion du spectateur ou de l’auditeur naissait de la situation ainsi créée et d’images frappantes. Le spectateur et l’auditeur lisait et entendait l’histoire. L’art se bornait à une agréable présentation, à une facture alléchante, à ces ressources du talent qui peuvent ensorceler n’importe qui avec n’importe quoi. […] Chez les maîtres de la Renaissance, c’est le spectacle seulement qui retenait l’attention de nos contemporains. Ils allaient dans les musées pour regarder des images. […]  L’anecdote n’était que l’accident volontairement provoqué, toujours soumis à la nature de « l’objet », aussi bien dans les grandes images de l’iconographie religieuse que dans celles, plus modestes, des faits et gestes quotidiens, personnels ou sociaux. ». Ainsi, Picasso prétendra « peindre un tableau » là où Matisse préférait « peindre un corps de femme ».

On peut supposer que la réduction à ces trois sujets est plus simple encore (et en tous cas moins idéologique), surtout si l’on s’en tient à la question de la ligne et du dessin : ces trois sujets ont en effet comme points communs de pouvoir se résumer à quelques invariants qui permettaient d’entretenir l’ambigüité de la représentation : un clocher d’église surplombant un village n’est pas si différent par la silhouette de celle d’une bouteille au-dessus d’un plat de fruits, de même, un violon et une figure debout…

 

Ainsi, il n’y aurait donc pas d’histoire à se raconter devant une toile ou un collage cubiste ! On peut faire semblant d’y croire, pour certains travaux tout au moins, mais ce serait être naïf de ne voir dans cette fulgurante aventure esthétique qui allait bouleverser profondément l’histoire de l’art moderne, qu’une simple démonstration formelle… Les peintres ne sont pas si bêtes !

[…]

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1 - Albert Gleizes,  Souvenirs : le Cubisme 1908-1914

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