Tout ce que la lumière ou l'obscurité touche (2)

Publié le par ap


"Je ne veux pas que ma personnalité sorte par le morceau... Je veux que le travail soit un reflet de la vie et une réflexion sur votre environnement » Robert Rauschenberg




Ces trois lithographies de Robert Rauschenberg, regroupées sous le titre Autobiography, datent de 1968 ; disposées verticalement, elles composent un triptyque ayant donc pour sujet l’artiste lui-même.

 

Le premier panneau (en haut) est composé d’une radiographie complète du corps de l’artiste superposée à un motif astral de celui-ci. Il est complété, dans la partie basse, par deux fragments photographiques : une roue de motocyclette retournée et un parapluie de photographe. La petite roue de la motocyclette, venant prendre appui sur la tangente du grand disque zodiacal, donne l’illusion qu’elle l’entraîne: l’ensemble de la composition évoque ainsi une sorte de mécanisme (ou d’engrenage). Par ailleurs, le jeu des différentes formes de transparence (de la radiographie à la superposition des différents éléments graphiques ainsi que le motif circulaire et central), font aussi penser à une rosace ou un vitrail. Enfin, l’association visuelle évoque aussi une sorte de roue de la fortune.


Le second panneau, au centre, propose une photographie sur laquelle est imprimée en spirale la biographie de l’artiste de 1925 à 1968 (d’où le titre de cette suite). L’image centrale colorisée en bleu, est extraite de l’album de famille où l’artiste alors âgé de deux ans est en compagnie de ses parents sur une barque, dans un marais, non loin de Port Arthur (Texas), sa ville natale.


Le dernier, en bas, contient un détail d’une photographie de l’artiste lors de la performance intitulée «Pélican » qu’il réalisa en 1963. Elle est encadrée par un jeu d’autres clichés en noir et blanc : disposée verticalement, sur la gauche, une frise représentant le water front de Manhattan, et en bas (telles deux prédelles) des silhouettes de citernes si caractéristiques des toits des immeubles new-yorkais.


En 1998, parcourant, en compagnie du journaliste Charlie Rose, les salles de la rétrospective qui lui était consacrée au musée Guggenheim, Rauschenberg indiqua à propos de cette pièce: « J’ai travaillé à partir de trois cercles […] celui du haut représente le chao (ou le désastre),l e second est lié aux activités de la vie et le troisième recouvre des intentions romantiques. »


La radiographie en pied du corps de l’artiste (traitée en négatif) avait déjà été utilisée, un an plus tôt, dans une composition de la série Booster. Ce terme anglais désigne soit une personne, soit un objet qui soutient, aide ou augmente le pouvoir (la puissance) ou l'efficacité.  La polysémie du terme peut donc tout aussi bien renvoyer, au bas mot, à ce squelette et cette chaise (rappelant celle utilisée dans Pilgrim, 1960) qui supportent chacun à leur façon le corps ou, d’une façon plus large, traduire le principe d’amplificateur que représente l’imagerie médicale et plus généralement la science. Car, à y regarder de plus près l’assemblage des clichés en négatif fonctionne un peu comme celui d’une colonne vertébrale ou d’une fusée, objet dont Rauschenberg utilisa dès 1962 la forme emblématique, sur un ton que je devine mi-fasciné, mi-dubitatif.


Il y a indéniablement chez Rauschenberg, comme chez de nombreux artistes du Pop Art, une distance ironique, un regard critique sur le monde et plus particulièrement sur la société américaine. Le choix d’une iconographie prélevée essentiellement, à cette époque, dans les revues ou les journaux, leur amalgame volontaire produisant les jeux de télescopages et d’interférences, leur érosion ou leur dégradation par différents procédés (macules de peinture, superpositions, transferts par trichloréthylène, ou crayon lithographique, permutation d’échelles et renversements…) en sont les premiers révélateurs.

Ajoutons à cela les significations qu’elles induisent par cette sorte d’enfouissement ou de parasitage (strates d’informations parfois réduites à une simple texture), pour percevoir que ce grand brassage de fragments combinés donne rarement une image idyllique des Etats-Unis.


On ne peux s’empêcher d’établir un rapport avec le suaire de Turin où l’image d’un corps se serait imprimée, tel un négatif photographique, sur les fibres du drap, devenant ainsi pour les uns  le support tangible et incontesté de leur croyance  et pour d’autres l’exemple d’une belle supercherie.

Toujours est-il que, dans les deux cas, la plastique (le matériau), le procédé autant que la symbolique d’un tel objet (matérialité et pouvoir de l’image) ne pouvait pas laisser l’artiste indifférent. Il en usera d’ailleurs à plusieurs reprises directement comme dans les deux œuvres précitées, ou de façon indirecte, comme dans Rauschenberg and Weil - double blue print - (1950), dans Franciscan II (1972) ou encore dans Preview (1974).


On notera encore que la présence de ce squelette est déjà associée en 1967, dans la série préparatoire (Test Stone) à Booster,  aux jeux des arcs de cercles  de la roue de motocyclette et que la présence du parapluie réflecteur avait déjà été utilisée pour un ensemble de sérigraphies retouchées à la peinture (Untituled 1962), proche dans le traitement graphique de la série Crocus (1962).

Le disque zodiacal qui recouvre la radiographie, outre le fait qu’il soit précisément le motif astral de l’artiste, renvoie quant à lui à une tradition iconographique ancienne. Au moyen âge, en occident, l’anatomie humaine était encore associée à des représentations astrologiques. Ainsi les différentes parties du corps de l'homme étaient vues comme liées au macrocosme et chaque signe relié à une partie de son corps (du haut en bas en partant du Bélier jusqu'aux Poissons).


Cette confusion des genres entre médecine et astrologie prendra fin, à la Renaissance, avec les premières explorations systématiques du corps humain notamment avec la pratique des dissections chez Vésale et la constitution de précis d’anatomie comparée.


Le choix de Rauschenberg de superposer à nouveau ces deux modes (radiographie et grille astrologique), dans ce premier panneau de Autobiography, marque peut-être une intention de ne pas céder aux sirènes d’une époque dont le seul credo est rationnel.

Un double portrait de Rauschenberg en somme, définit indifféremment par les rayons X et par des calculs ésotériques, ou encore s’agit-il là de pointer la confusion ou complexité d’un être dont il ne suffit pas de lire en transparence le corps pour expliquer les sentiments et le parcours.


Propulsé par le destin d’une roue renversée, amorti par la soie du parapluie dont  le Comte de Lautréamont (1), avait fait l'un des ingrédients insolite de la définition de la beauté chère aux surréalistes, cette effigie à la fois macabre et stellaire recoud les signes de l’histoire d’une humanité inscrits dans l’image.


[...]

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1 - Lautréamont, Les Chants de Maldoror, VI, Roman, 1869 : « Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l'incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piége à rats perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie ! »


Publié dans peinture

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