Annotations en marge #4 (sur Max Ernst)

Publié le par ap

Note 4 – Fausse perspective

[Ces annotations prises en marge de l'étude sur "Les hommes n'en sauront rien" n'auraient pas dû être publiées ici. Elles sont assez décousues et relèvent plus de l'intuition ou de la rencontre fortuite d'images que de l'analyse. Ce sont des bribes et il convient de les considérer plutôt comme des pistes de travail : des rendez-vous.] 

"Chacun a son point de vue, d'où il veut être regardé.".

A..de la Rochefoucauld, Maximes.

 

Pour une fois, commençons à l’envers, à rebours; ne parlons pas tout de suite de Oedipus rex de Max Ernst, et considérons d’abord cette sculpture de Alberto Giacometti, Pointe à l’œil datant de 1932. Sur socle en bois sont disposés d’un côté une pointe effilée - enfin pas tout à fait : disons plutôt une sorte d’aiguille ou de corne - épinglée sur le plateau et de l’autre, ce qui est sensé être un œil, monté sur une sorte de cage thoracique très schématique (un personnage en somme !). Les deux objets sont mis en relation par le dispositif formel (les deux étant dégagés du socle par une tige métallique) et par l’alignement, ainsi que par le titre qui suggère un sens agressif : une pointe menace un œil.

Alberto Giacometti, Pointe à l’œil, 1932


De nombreuses sculptures de Giacometti datant de cette période comportent ce motif de la pointe (Objet désagréable 1931, Objet désagréable à jeter 1931, Homme et femme 1928) ou de la sphère (Boule suspendue 1932 ) et surtout une certaine dose de violence (Femme égorgée 1932).


 

Toutes (ou presque) évoquent un rapport au corps et à l’érotisme, objets turgescents, dardés, contendants : pénétrations des plans et frottements allusifs…

 

Man Ray, Femme tenant l'Objet désagréable ,1937


Aussi, comment ne pas penser, au sujet de cette sculpture de Giacometti (Pointe à l’œil) à cette scène de l’Odyssée où Ulysse, après avoir enivré le cyclope Polyphème, lui crève son unique œil afin de pouvoir s’échapper de la grotte où il est retenu prisonnier avec les membres de son équipage : « Ayant saisi l'épieu d'olivier aigu par le bout, ils l'enfoncèrent dans l'oeil du Cyclope, et moi, appuyant dessus, je le tournais, comme un constructeur de nefs troue le bois avec une tarière, tandis que ses compagnons la fixent des deux côtés avec une courroie, et qu'elle tourne sans s'arrêter. Ainsi nous tournions l'épieu enflammé dans son oeil…»… ou, par associations d’idées, revoir la lame de rasoir trancher le cristallin de l’œil (supposé) d’une femme dans la séquence inaugurale de Un Chien Andalou  de Louis Bunũel (1929).

La menace et l’aveuglement mais aussi, associée, la jouissance cruelle : l’œil confondu avec la plaie aqueuse, et dont Georges Bataille évoque dans son écriture l’ambivalence (entre aveuglement et éblouissement, explorant les ouvertures incautérisables et les plaies originelles : entre la vulve et la vue).


Pellegrino Tibaldi 16e, Ulysse et Polyphème - Luis Bunuel, photogramme de Un chien Andalou 1929


Une autre hypothèse plausible serait de revisiter l’iconographie de Saint Georges, pour mesurer l'importance qu’occupe la pointe de la lance qui, comme c’est le cas par exemple dans cette peinture de Uccello, perfore l’œil du dragon et, là encore, toutes les métaphores érotiques qui déjà accompagnent cette mise à mort.


Paolo Uccello, Saint Georges terrassant le dragon, 1456

Enfin, la sculpture de Giacometti a sans doute un ra encopport avec le bilboquet (le nom français viendrait de bille et de bocquet, terme qui désigne la pointe d’une lance dans un écu, ou un pieu), jouet composé d'une tige reliée par une cordelette à une boule percée d'un trou, et dont le principe du jeu consiste, par un mouvement d'adresse, à lancer en l'air la boule de façon à enfiler la partie percée sur la tige.

 


Marcel Duchamp, Bilboquet, 1910

[…]

Mais, pour Pointe à l’œil, on pourrait tout aussi bien considérer les choses sous un autre angle, en estimant par exemple que ici, c’est l’œil qui produit la pointe (sorte de larme). La cornée donne cette corne ou, si l’on veut, l’œil (organe assimilable à une sphère, percée d’un trou) au fond de laquelle se trouve une zone sensible à la lumière, détermine le cône perspectif (champ de vision délimitant la portion de l'espace où nous sommes susceptibles de voir un objet qui y est placé)1 […].

Ainsi ce que nous verrions ne serait pas une menace physique, mais bien une conséquence matérialisée (en volume) de la vision et, plus exactement, l’ensemble (œil et pointe) serait une transposition du schéma perspectif utilisé à la Renaissance.



On pourrait se contenter de cette version raisonnable : un œil regarde et le champ de sa vision est ici matérialisé par la corne dont la pointe se situe près de l’œil. Pourtant il n’est pas certain que ce soit là l’enjeu de cette sculpture de Giacometti. Une première chose remarquable réside dans le fait que nous ne saurons rien de ce que voit l’œil. Une seconde se trouve justement dans la forme même de ce cette corne sculptée par Giacometti qui est un peu torve (agressive et faussée).

Et si donc cette pointe incarnait précisément la menace de ce que l’œil voit – croit voir – en toute certitude, en toute objectivité ?

[…]

Max Ernst, Répétitions (Couverture) 1922

Dans un collage de 1922, figurant en couverture de Répétitions de Paul Eluard, Ernst avait représenté un œil transpercé par un fil - ou plutôt une sphère (globe oculaire) coulissant horizontalement sur un fil - mis en parallèle avec une main saisissant un papillon au creux d’un bras : le toucher et le regard, deux choses fragiles ici manipulés sans ménagements – manifestant ainsi la fameuse intention surréaliste de ruiner sinon la littérature,mais au moins de bouleverser par un langage nouveau les valeurs convenues (on disait bourgeoises) : mettre à jour l’inattendu, le bizarre ou l'étrange, saisir l’éphémère, nettoyer le regard…

Ici encore, la dimension érotique est perceptible mais semble avoir été associée à une idée chirurgicale, ou médicale, tels qu’en témoigne les clichés (ci-dessous) accompagnant Analyse Eélectro-physiologique des passions de Duchenne de Boulogne, édité en 1862.



Les collages de Ernst étaient sans aucun doute la forme la plus adaptée à cette révolution de l’image et des mots ainsi, comme nous le laisse entrevoir ce poème de Eluard, dédié2 justement à Max Ernst :

« Dans un coin l’inceste agile
Tourne autour de la virginité d’une petite robe.
Dans un coin le ciel délivré
Aux épines de l’orage laisse des boules blanches.

Dans un coin plus clair de tous les yeux
On attend les poissons d’angoisse.
Dans un coin la voiture de verdure de l’été
Immobile glorieuse et pour toujours.

À la lueur de la jeunesse
Des lampes allumées très tard
La première montre ses seins que tuent des insectes rouges. »
 

[…]

__

1 – On peut lire ici l’article de Denis Favennec concernant la question de la perspective ou mieux son ouvrage : Douce Perspective. Une histoire d’art et de science, Editons Ellipses 2007

2 -  En réalité ce poème n’est pas tout à fait un éloge du peintre : lourd de menaces et d’angoisses, il correspond aux tourments éprouvés par Eluard dans le ménage à trois dans lequel il vivait alors avec sa femme Gala et Max Ernst.

Publié dans peinture

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
E
Annotations en marge ± 4En vrac : « Elles sont assez décousues et relèvent plus de l'intuition »Il est bon souvent de se fier à l’intuition. Après on organise…Pour la pointe à l’œil, ce qui me paraît très important, auussi,  c’est le petit vide, l’espace laissé entre « la pointe » et « l’œil »Le pouvoir de l’œil : voir effectivement la mythologie (Méduse, etc.)La relation formelle à la forme du schéma perspectif est bien.: « Et si donc cette pointe incarnait précisément la menace de ce que l’œil voit – croit voir – en toute certitude, en toute objectivité ? » Très bonne idée, je trouve.Aller voir aussi du côté de la flèche qui crève l’œil :J’ai en mémoire une peinture (je crois de PIERO della FRANCESCA)Dans laquelle on voit un prince recevoir une flèche dans l’œil à l’occasion d’une bataille.Egalement le fameux Saint Sébastien de Da Massina étudié par Daniel Arasse : le corps est criblé de 5 flèches, et  à l’emplacement du nombril, décalé par rapport à l’axe du corps, est représenté un œil parfaitement en symétrie avec une des flèches plantée dans le corps.
Répondre