Couché(s) sur le sable

Publié le par ap

(Edouard Manet)

J’ai noté, dans un article précédent, que la reproduction d’Alfred Leslie côtoyait celle du Toréro mort de Edouard Manet. J'ai découvert avec surprise que parmi les études préparatoires The Killing Cycle, deux d'entre elles présentent un corps allongé sur le sol (le sable) dans une position analogue à celle du tableau de Manet, un bras le long du corps et l’autre replié sur le ventre. Cependant ce corps figurant celui du poète mortellement blessé n’est cependant pas une citation directe de ce tableau, l'homme étant par deux fois montré les pieds en avant et donc dans un point de vue strictement inverse (comme en contre-champ).

Alfred leslie "On the sand" (dessins préparatoires de la série The killing Cycle)

On sait que ce tableau de Manet datant de 1864 fait partie des sujets hispanisants du peintre. Il semble, entre autres, que le motif lui fut inspiré par une œuvre de la collection Pourtalès-Gorgier, un tableau intitulé Le soldat Mort, qui était encore, à l’époque, attribué à Velasquez. Acquis en 1865 par la National Gallery (Londres), plusieurs analystes s’entendent pour dire aujourd’hui qu’il serait plutôt de la main d’un peintre de l’école italienne (peut-être Napolitain ?), peint dans les années 1630.

Edouard Manet Le torero mort, 1864-65  - Anonyme (Ecole Italienne) Soldat Mort  Vers 1630

Un spadassin en cuirasse sombre, est effectivement allongé à même le sol dans un paysage crépusculaire. Au milieu d’ossements (deux crânes et des tibias). L’arrière plan constitué pour partie d’un ciel et de l’autre une paroi rocheuse suggérant ainsi l’entrée d’une grotte. Suspendue à une branche nue, une lampe à huile fumante (ou qui vient tout juste de s’éteindre) et, détail étrange, le sol  sous le corps de l’homme est plus clair et quelques bulles au premier plan marquent l’humidité du lieu.

L’homme est jeune et ses souliers n’ont rien de ceux d’un soldat, mais ressemblent plutôt à ceux d’un gentilhomme. L’épée qu’il porte ne semble pas sortie de son fourreau, il n’y a pas de trace de blessure. Est-il bien mort comme le laisse comprendre la pâleur de son visage, ou dort-il simplement ? Visiblement cette peinture raconte une histoire et, je ne sais pourquoi, il y a ici quelque chose de théâtral. Peut-être, plutôt que d’un soldat, s’agit-il là d’une interprétation de cette célèbre scène d’une pièce de Shakespeare où Roméo, s’étant rendu dans un cimetière croit se donner la mort en absorbant du poison. Les différents accessoires encadrant la figure, et la signification qui leur est associé (la lampe qui achève de se consumer, les bulles prêtent à éclater, l’os à nu…) pourraient, comme cela a déjà été dit, exprimer la vita breva chère à la tradition des vanités.

La toile de Manet, contrairement à son modèle, apparait cependant plus radicale par le choix de la mise en scène : le corps déposé sur un fond neutre, évite l’anecdote… Tout au moins, telle qu’on la connait aujourd’hui. En effet au Salon de 1864 Manet avait présenté deux peintures dont l’une d’elle, intitulée « Épisode d'une course de taureaux, figurait un toréro couché dans une arène avec en arrière plan un taureau noir et trois autres personnages. 

Suite à de violentes attaques de la critique, Edmond About décrivant par exemple ce sujet comme « un toréador de bois tué par un rat cornu.» ou se moquant des « Joujoux espagnols accommodés à la sauce noire de Ribera, par Don Manet y Courbetos, y Dororès, y Ribera, y Zurbaran de las Batignolas » (légende accompagnant la caricature [1882] de Bertall) et encore « Ayant eu à se plaindre de son marchand de couleurs, M. Manet prend le parti de ne plus se servir que de son encrier » (accompagnant la caricatures [1281] de Cham), Manet coupa sa toile en deux parties qu’il retravailla séparément. La section supérieure (Combat de taureaux) se trouve aujourd’hui au Frick Museum, la seconde plus connue sous le nom du Toréro mort se trouve à la National Gallery de Washington.

Ce motif, si décrié chez Manet pour sa représentation en raccourci, la raideur du corps et « l’absence des couleurs »1 devait cependant ressurgir, dès les années1870, sous le pinceau de Carolus-Duran : au cours d’une bataille où Henri Regnault trouva la mort, le peintre ayant vu le corps de son camarade étendu parmi les victimes en fit, quelques temps après, une esquisse sur un panneau. Manet reprend lui-même la figure dans une lithographie relatant la guerre civile de 1871.

Ironie de l’histoire, on retrouvera encore, en 1887, la reprise de même posture dans une gravure du « Peintre officiel des Gaules », Evariste-Vital Luminais, illustrant l’épisode tragique de « La mort de Chramme ».  Enfin, récemment (2006-2007), dernier avatar de cette résurgence, la figure du toréro, déguisée en infirmière, était réutilisée par Jenifer K Wofford pour un dessin de la série Nurse.

[...]

Allongés sur du sable, tels sont bien les corps de Frank O’Hara peints par Leslie et celui du Toréro de Manet, l’un sur une plage, l’autre dans l’arène. Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, les indices permettant d’identifier le lieu, ou les circonstances exactes de l’accident sont ténues, sinon inéxistantes dans l’espace du tableau.Deux monstres ont chacun fauché l’une des ces figures : une voiture roulant à vive allure et un taureau. Aucun ne figure aux cotés de la victime : la scène est nue. 

Autre proximité de ces deux images : la césure. Chez Manet, celle-ci est concrète, physique : le recadrage d’une toile plus grande, isolant la figure, la séparant de son contexte, produit la force du sujet ou plutôt du non sujet dans un non lieu. La figure noire repose sur le fond ocre comme, plus tard, l’asperge sur le blanc de la nappe. Le toréro et l’asperge ne sont que des motifs minimum de la peinture, des signes d’une écriture très dépouillée.

 

Les dessins d’Alfred Leslie intitulés on the sand (1968) sont des études ; elles s’inspirent, comme l’indique la légende manuscrite qui les accompagne, d’un témoignage de ceux qui ont assisté au drame : « Il était allongé sur le sable, sur le dos, une main posée sur le torse : il semblait dormir ...», description qui bien évidemment peut faire écho aux derniers vers du poème de Rimbaud, Le dormeur du val : « …Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, tranquille… ».

Ces deux études n’ont pas été utilisées pour les peintures de The Killing Cycle, Leslie préférant visiblement présenter le corps d’O’Hara comme Manet l’avait fait pour son torero, tête en avant vers le spectateur.

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1 - On aura observé que le Toréro mort, tout comme Victorine en costume d'espada ne portent pas le costume traditionnel, le traje de Luz, mais plutôt celui du Majo. Si Manet disposait certainement d'une documentation (notamment des gravures de Goya) il n'avait pas encore, à cette époque, vu de course de taureaux. Le vêtement  noir qu'il fit porter à ses modèles était sans doute loué dans un magasin de costumes et d'accessoires pour représentations et bals masqués.

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Montigny 08 2004 - Cult 08 2009

Publié dans peinture

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F
 <br /> Bonjour à l’appeau vert!<br /> Observations intéressantes, autant sur la pérennité d’une formule que de ses avatars, mais aussi sur l’ambigüité de la représentation chez Manet où vous semblez retrouvez dans le torero mort une allusion au monde théâtral de Shakespeare. Il me semble en effet que toute la subtilité de Manet réside dans un réalisme de scène. Pour Alfred Leslie, que je connais mal, la frontalité et la neutralité de certaines de ses compositions (Anthony Leslie with basket ball,par exemple) font songer aux peintures soviétiques de Samokhvalov ou de Popkhov.<br /> A propos de la mort de Chramm d’Evariste Luminais, dont vous mentionnez une gravure, il  s’agit de la reproduction d’un tableau réalisé en 1879, que l’on peut voir au musée des Beaux-arts de Brest. François
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