L’insouciance (fragment 24)
C’était en 1978, décembre je crois, bien que ni ce mot ni la saison n’aient eu pour moi de sens dans un pays organisé sur l’alternance des saisons des pluies et des saisons sèches. Grand Bassam pour être précis. Entre les rouleaux de l’atlantique et la palmeraie, quelque part sur une plage assez déserte pour que l’on puisse regarder à des kilomètres sans voir âme qui vive, mais bordée de bungalows, loués principalement aux étrangers qui venaient passer là le week-end. On voyait donc venir de loin sans savoir de qui il s’agissait. Le plus souvent des marchands ambulants, longeant la plage, obliquant vers les quelques cabanons occupés, ouvrant leurs sacs bourrés d’articles de contrefaçon : polo de marque made in Taiwan, ceinture, lunettes, colifichets et artisanat pour touristes…
Ce jour là, au fond de l’un des sacs, il y avait cette forme lovée et brune, qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais l’habitude de voir sur les étalages des marchés. La forme triangulaire de l’objet figurait un personnage assis, fumant la pipe, mais ce n’est sans doute pas le sujet qui m’a retenu, mais sa masse. Son poids m’a surpris lorsque je l'ai eu en main, ce n’était pas du bois mais de la pierre. La sculpture était à la fois sommaire et très stylisée, économique et équilibrée dans ses proportions mais je crois – car je n’avais pas tous ces mots pour le dire - que c’est sa texture granuleuse qui m’a tout de suite attiré : j’étais devant une sorte d’évidence dont je ne pouvais pas me détourner (sans doute ma première émotion esthétique).
Je me souviens avoir tout de suite insisté auprès de mes parents pour acheter cette petite sculpture, tandis qu’ils doutaient du fait que cela soit vraiment africain ou authentique. A mes yeux, cela n’avait pas d’importance, quelque soit son origine, l’objet m’avait touché sans que je puisse en donner une quelconque explication.
J’ai conservé cette sculpture ainsi, sur un coin du bureau, dans mon atelier et aujourd’hui dans ma bibliothèque pendant près de trente ans, cherchant parfois au détour d’une exposition, d’un musée ethnographique, ou d’un catalogue à en trouver la provenance : en vain.
Et puis, il y a seulement deux ans de cela, je devais, par hasard, croiser une seconde sculpture dont les caractéristiques formelles étaient proches, me semblait-il, de la statuette que je possédais déjà. Le vendeur assurait avoir rapporté cette pièce du Mali et précisait qu’elle était sans doute Dogon. J’ai longuement hésité, puis j’en ai fait l’acquisition, non par volonté de commencer une collection (je n’en ai ni les moyens, ni même peut-être l’envie) mais simplement pour les réunir, pour les savoir et les voir côte à côte. Unique et sans identité, je la trouvais déjà très belle. Les deux ensembles ouvrent à d’autres émotions que je n’avais pas soupçonnées.