Corps Barré

Publié le par ap

 

"Ma queue éclatait sous tes lèvres
Comme une prune de Juillet
La plume au vent qu'on taille en rêve
N'est pas plus folle je le sais
Que la volage aux amours brèves

Il me souvient de Félicie
Que je connus le jour de Pâques
Et dont la moniche roussie
S'ouvrait en coquille Saint-Jacques
De septembre à la fin Avril

Il me souvient de la Dona
Qui faisait l'amour en cadence
Et dont la figue distilla
Un alcool d'une violence
Mais je ne vous dis que cela"


(Guillaume Apollinaire – Il me souvient)


Je me souviens, (ou plutôt "il me souvient", comme chez Apollinaire) de cette après-midi d’août où Vincent est venu avec cette boite de papier photos qui contenait une trentaine de petits dessins à l’encre sur un papier épais. Certains composés de quelques lignes brisées effleurant à peine le grain laissaient entrevoir, entre les taches d’ocre, le vide d’une silhouette (re)naissante. Il s’agissait des Suites pariétales, ou plutôt des premières figures de cette très étrange déclinaison qui se compose aujourd’hui de quelques 150 dessins.

Ce travail, débuté dans des conditions physiques où le regard, suivant la course de la seule main qui pouvait encore se mouvoir à la surface de cette feuille, est - était peut-être déjà, au moment même où se cristallisaient les traces d’encre sur ces pages - une sorte de vacillement, de balbutiement des sédiments de la mémoire (de toutes ses mémoires). Manifestation d’un œil tactile qui, se retournant en lui-même (introspection non calculée), laissait remonter et affleurer les bribes de formes emmagasinées, ingérées, absorbées, digérées, couvertes, de ce qui avait, jusque là, constitué son regard et sûrement aussi son histoire.

Dans un premier temps, donc ce furent des fragments échappés de l’ombre venant crever comme des bulles à la surface, des lignes d’urgence poussées plutôt que tirées, des voiles d’encre déchirés acceptés comme dépôts, des douleurs aigues incisant la fibre.


Fractions détachées, hachées, dé-fouies par l’acier de la plume : autant de bribes imprononçables, contractées sur la dernière parcelle disponible : un bloc de papier aquarelle de 16 x 24 cm.

Pariétal (pariétale) est le terme désignant la paroi d'une cavité, soit la surface d’un rocher presque verticale ou d'une excavation. Par extension on parle des peintures pariétales, à propos des peintures préhistoriques figurées sur les  parois d'une grotte. En  anatomie, il s’agit des deux os qui forment les côtés de la voûte du crâne ; en botanique, on parle de plantes pariétales lorsque celles-ci croissent sur les murailles. On parle aussi d’insertion pariétale, au sujet des étamines qui se fixent aux parois du tube. C’est donc entre l’organique, le minéral et l’osseux que flottent ces images in-décidées, entre le concave et le convexe, le dedans et le dehors, le dessus et le dessous : images excavées, apparitions fragiles et évanescentes.

Dans les premiers dessins, on pouvait cependant discerner, dans cette incertitude en suspension, sur le fil des arêtes cassantes de ces bris de lignes, dans les nœuds resserrés des fils d’encre, dans les surfaces diffuses ou transparentes, des bouts de corps : l’angle ébauché d’une épaule, la courbe d’un sein, la pliure d’un genou ou l’érection d’un sexe.

 

 

Dans les mois qui suivirent, ces spectres hésitants prirent corps. Suturées, ces enveloppes portaient, pour certaines d’entres elles, les traces encore vives des silhouettes qui traversent Les Noces d'opale,, les Etudes pour les attentats à la pudeur, Les jours sans fin, les Putains d’histoires,… En somme, une bonne partie des séries antérieures où étaient déjà sédimentée (et stigmatisée) l’image du (des) corps, ou peut-être, le corps de l’image. Par contre, l’image photographique qui, jusque là servait de support et posait une sorte de préalable, au travail de l’écriture graphique, n’avait pas ici été nécessaire.

Dans les Suites pariétales, plus de biffures ou de raccommodages sur des chairs étrangères, plus de gestes dévastateurs du lavis inondant un tirage photographique, ni non plus de voile de désolation suturant regards et orifices et, pas d’entailles cisaillant des mains recroquevillées sur un pli de jupe de communiante…, mais seule la ligne nue qui surgit sur l’écran blanc et âpre du papier, et le recouvrement mat de la gouache opacifiant partiellement une zone ou encore la dentelle hasardeuse d’une poche d’encre s’ouvrant dans un sillon humide… L’œil tâtonne sous la main, cherchant à faire remonter reliquats, restes et reliefs, puis pans entiers de corps cabrés, pliés, retournés, corps accouplés, scènes obsédantes, obsessions de chair, désirs et douleurs.




Ces résurgences ne sont pas (ne se veulent pas) homogènes, chaque dessin étant d’abord la conséquence du premier geste qui vient rompre la blancheur, à l’exception peut-être de deux ou trois d’entre eux qui sont, visiblement, des reprises de tableaux : La belle Rosine de Antoine Wiertz (1847) et une transposition de La modestie désarmant la vanité de Jan van der Straet (1569) - œuvre aussi connue sous le titre La modestie et la mort - . Ces deux références explicites, couplant l’image de la mort et celle de l’érotisme, pointent sans doute, mieux que je ne saurais l’écrire, l’une des raisons profondes de ces suites.




Les Suites pariétales ainsi que les travaux récents comme CORPS  (lire Corps barrés - fusains et encre sur papier, 2008), ou Une part obscure ( grandes gouaches sur papier 2008) -  que l’on pourra découvrir bientôt dans une exposition à la librairie « L’attente, l’oubli », à Saint Dizier – ne sont peut-être pas un versant inattendu du travail de Vincent Cordebard, mais tout simplement la suite logique de ce que ce « photographe du siècle dernier », comme il dit de lui en plaisantant, n’a cessé d’interroger.


François Larcelet présente :

Vincent Cordebard

Suite(s)

Exposition à la librairie "L'Attente, l'oubli"

46, Av. de la République, 52100, Saint-Dizier - 03 25 56 46 49

du 14 juin au 12 juillet 2008

(vernissage le vendredi 13 juin à 18h)

 

Publié dans (re)vue

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E
Vincent Cordebard impressionne par l’implication, l’engagement, qui semble total dans ses œuvres, aussi bien purement graphiques que photographiques (si tant est que l’on puisse les distinguer). Dans son dernier bouquin « Visages », Dominique Baqué consacre 2 pages ½ à l’artiste et deux œuvres sont reproduites. Elle parle, en évoquant ce travail, de « plongée dans les ténèbres » et d’immanence. Elle évoque « l’irregardable » au sujet de la série « Conversations faites à un enfant mort ». Effectivement, y compris dans ces travaux relatifs à «l’Eros » il y a quelque chose de l’ordre du regard que l’on doit « soutenir »*, quelque chose qui nous force à revenir à soi-même. Moi qui ne connais pas directement ce travail, j’y perçois (outre la puissance et une sensibilité dévastatrice) une grande cohérence. *« Hébétée, médusée, captive et horrifiée, je suis prise entre le voir et le ne-pas-voir(…)» Visages, Dominique Baqué, Éditions du Regard, Paris, 2007, p97
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