L’orang-outan et plus

Publié le par ap - Philippe Agostini

« La vraisemblance ne m’intéresse pas. » Robert Pinget
 

La disparition des deux derniers spécimens de grands singes roux, Bagus et Mina, conservés dans un jardin zoologique eut des conséquences insoupçonnées sur l’organisation du monde des humains. On s’en doutait un peu, l’équilibre d’une civilisation tient souvent à la place de chacune des pièces qui en composent l’édifice.

Cela aurait pu être un crabe, un hérisson, un hippopotame ou un éléphant, mais il se trouve que c’est un couple de primates qui dénoua l’étrange destin de l’humanité.
Dans un sens, c’est normal car le terme primate (du latin primat, de primus) qui signifie premier, correspond au degré zéro de notre ordre, car ne l'oublions pas, l'homme fait partie de l'ordre des primates. Couper les racines et l’arbre tombe !

C’est en tous cas l’opinion de Albert Moindre, ce personnage qui déjà dans Oreille rouge, croyait avoir fait le tour de l’éléphant.
 
« Il ne lui avait fallu pas moins de quinze années, sans jamais ralentir le pas. Mais cette fois il arrivait au bout de son périple. Ne commençait-il pas à reconnaître des choses qu’il avait vues déjà, des gens et des lieux ? Il continuait pourtant. Car dès qu’il prenait la décision de s’arrêter et de poser son sac, le doute s’insinuait en lui : et s’il ne s’agissait que de ressemblances, de similitudes fortuites ? Et il repartait. Il allait voir plus loin. Le malheureux, il marche encore. A-t-on jamais fait le tour de l’éléphant? se demande Albert Moindre en allongeant le pas. »

Albert Moindre, dans Sans l’orang-outan n’est plus cet écrivain invité en résidence au Mali, mais un simple gardien de zoo. C’est à ce titre qu’il déplore la disparition des grands singes roux dont il avait la charge. Ce personnage récurent dans l’œuvre de Eric Chevillard (on trouvera ici et d’autres signes de son passage) peut nous faire penser que, somme toute, cette figure ductile pourrait être un double fictionnel de l’écrivain.
La première conséquence de la disparition des deux spécimens d’orang-outan est la critique à laquelle se livre justement le narrateur sur la question de la filiation et donc de son identité.

« A chaque instant je nais de leur accouplement et en même temps j’étouffe entre leurs deux corps embrassés, je meurs, dans cet étau je perds le souffle. Papa coincé dans maman, ce serait moi ? Vite, un sceau d’eau froide ! Vais-je passer ma vie dans leur lit, dans leur sueur ? Quand l’orang-outan vivait encore, il me restait au moins cette échappée, ce refuge hors de la prison cellulaire. Je pouvais sortir de mon corps. J’étais à l’aube de toutes les histoires. »

ou plus loin : 

« Les fils n'aiment pas leurs mères qui les ont enfantés ; ils n'aiment pas non plus leurs pères q'ils tiennent pour responsables aussi de ce triste état de fait.» 

Cette question en apparence anodine, et pourtant fondamentale à ce point précis du récit, nous donne me semble-t-il, l’une des clés du roman, d’autant qu’elle sera suivie par une interrogation du narrateur :

« Il y a eu erreur. Il y a eu méprise, c’est évident. […] Mais il y a eu méprise des forces universelles aveuglées par leur courroux et abusées par la ressemblance de l’homme et de l’orang-outan et qui ont précipité celui-ci dans cet abîme […]

Autrement dit, si méprise il y a eut, entre le quadrupède à poil roux et l’homme, c’est que celle-ci était possible puisque après tout ces deux là sont bien d’une même famille, d’une même lignée…

Ecrivant cela, je repense à cette pièce de Vercors écrite et publiée en 1964, Zoo ou l'Assassin philanthrope qui est une adaptation de son roman Les animaux dénaturés (1952) où, sur fond de fiction, le parallèle entre l’homme et le singe y est non seulement établit par la découverte d'un chaînon manquant, le Tropi, mais celui-ci devient surtout l’enjeu d’une réflexion de société débordant le seul caractère biologique.
Les conséquences de la disparition de Bagus et Mina se manifestent au second chapitre. Un monde effondré où tous les éléments sont hostiles et les comportements humains décrits à un stade régressif. L’homme ramené à l’état primitif vit dans une société sommaire et violente. Dans un paysage tantôt fait de poussière, de boue ou de glace, où règne la peur, des êtres déchus ou dégénérés rodent, se battent, survivent et copulent comme des bêtes. 

«Le pays renaît avec le jour et nulle perspective ne nous en délivre.[...] Il se confirme que toute fuite n'est possible que vers l'avant, à travers le pays maudit, au-dessus des obstacles et des pièges. [...] Vers l'avant, mais c'est alors une fuite sans terme, sans issue.»

Pourtant cette description d’un monde apocalyptique, n’est pas si éloignée du nôtre. Ce monde lui ressemble par bien  de aspects : sa hiérarchie, ses codes, ses implicites, son économie.

« Notre administration change de tête tous les six mois. Les hautes fonctions politiques ne sont plus auréolées d’aucun prestige, au contraire, nous évitons ceux qui en ont la charge. [...] nos doléances leur parviennent sous forme de cris et de projectiles. Nous exigeons que des mesures soient prises. Mais ils se gardent bien d’agir. Ils attendent que passe leur tour. 
[...] ces forêts de cadavres où nous aimons nous promener, seuls ou en famille, parce qu'elles rompent la monotonie de ces vastes étendues désolées.
»

Le troisième chapitre laisse espérer un sursaut de ce monde effondré. Réhabilité, dressé tel les idoles d’un culte païen, le couple empaillé d’orang-outan sert un moment à rassembler les foules. Pourtant ce simulacre ne tiendra que le temps de quelques rites.

« A l’insupportable réalité, nous n’avons su opposer qu’une illusion qui en est devenue l’exacte réplique. »

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Greenpeace  - Le prix de la faune et de la flore asiatique -

("96,00 / Le nombre approximatif d’orang-outans condamnés a mort chaque semaine.”)
 

Ce livre, contrairement à ce que j’ai pu lire dans certaines critiques, n’est pas un roman politique aux couleurs écologiques, et je ne suis pas certain que la conclusion du livre soit une réelle invitation à imiter les grands singes.
Dans ce roman de Eric Chevillard qui tient de la fable ou de la parabole, il m’a semblé retrouver l’esprit caustique de Robert Pinget et particulièrement cette façon de nous plonger dans un monde absurde, comme celui de Baga ou de Mahu, pour nous parler non de ce qui adviendra, mais de ce qui est déjà.
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Eric Chevillard, Sans l'orang-outan , Les éditions de minuit.
L'autofictif (blog d'Eric Chevillard)

 

 

Publié dans livres

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