Le regard du marcheur

Publié le par ap

                  "Je ne suis moi-même qu'un seuil

par lequel je passe.
                                 .... connaître ma limite
                    pour passer de l'autre côté."


André du Bouchet, carnets (1952-1956), Plon, 1990

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J'ai d'abord connu le travail de Thierry Girard par ses livres avant de croiser quelques unes de ces images sur un coin de table d'un ami commun. Le livre, chez Thierry Girard comme chez de nombreux voyageurs, est souvent une façon de retracer les itinéraires parcourus, d’ordonner les traces éparses des choses vues, des émotions ressenties et de rassembler les réflexions diverses qui naissent de ces déplacements. Pour autant, ces livres ne sont pas tous des journaux de voyages, même si chacun rend compte à sa manière d’une traversée du pays et du paysage.


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Les voyages qui, à mon avis, constituent le prétexte du travail photographique de Thierry Girard sont presque toujours préparés avec un soin extrême, parfois motivés par des lectures ou des rencontres, longuement mûris, souvent tracés sur une carte. « (…) on déplie une carte sur une grande table recouverte d’un drap blanc. S’étend devant soi, tel un corps qui s’offre, un pays, un territoire, des plaines, des rivières, des champs, des grèves, un bout d’océan, le pli d’une montagne.[…] On en espère du mystère et du génie; on pose alors les mains doucement sur la carte, comme une caresse, pour que le désir croisse. »

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« Au commencement d’un nouveau voyage, l’artiste, l’écrivain, l’errant, autant de démiurges prêts à réinventer le monde, traçant sur la carte les chemins à venir, d’un trait ferme, s’imaginant déjà consigner sur les portulans l’inventaire de nouvelles découvertes et espérant qu’au bout de ce périple, après tant d’autres, quelque chose qui s’échappe des mots et des images puisse être enfin de l’ordre de l’accomplissement. » (T.G., fragment du journal de voyage qui constitue le texte de "D'une mer l'autre", Éditions Marval, 2002.)

Même si plusieurs de ces images prises au Japon, en Chine ou au Maroc, témoignent d’une envie de dépaysement, voyager, circuler, sillonner, cheminer, traverser, franchir, parcourir, ne signifient pas nécessairement que l’ailleurs est à l’autre bout du monde. Le plateau de Langres, les routes de la Creuse, les marais de Vendée, sont aussi quelques uns des territoires plus modestes arpentés par le photographe.

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On n’y retrouve cependant la même problématique que dans l’ensemble de ses travaux, l’idée de la frontière naturelle ou rêvée, du déplacement et des passages, la notion de limites spatiales ou intimes. « Il y a dans mon travail ce tropisme des lisières, cette inquiétude des seuils qui m’amènent à privilégier les parcours où les fleuves et les côtes sont mes guides, les bouts du monde mes récompenses. »


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Ce qui m'a toujours frappé dans les photographies de Thierry Girard, ce n'est pas tant le côté exceptionnel du sujet, mais plutôt le décalage que je perçois entre la rigueur du cadrage (géométrie) dessinant une vue possible du réel et les circulations internes du regard, qui s’avèrent plus chaotiques. Pourtant, ici, le terme de chaotique n’est pas synonyme de désordre, bien au contraire, il désigne l’effet dynamique et paradoxal qui anime l’image. «Derrière les formes visibles et particulières de la matière doivent se cacher des formes fantomatiques qui leur servent de modèle invisible» disait notamment James Gleick, pour tenter définir l’un des principes de la théorie du Chaos.

 

A première vue, donc, les photographies de Thierry Girard semblent prendre acte d’un état des lieux : une rue, un fleuve, un carrefour, un marais, une plage, un pont, une source… Pourtant, il me semble que ce ne sont pas tant les lieux ou les situations qui sont donnés à voir (en tant que tels) mais peut-être davantage ce qui anime l’image en profondeur, à savoir : les relations entre la matière et les formes, entre les objets et la lumière et aussi toute la distance qu'il existe entre ce que nous croyons voir et ce que nous savons.

Autrement dit, chez Thierry Girard, l’image photographique ne se contente pas de fixer l’instant, elle le construit, brassant la mémoire de toutes les autres images qui la précède et dans lesquelles elle puise.


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"La photographie se nourrit du Réel, mais elle n’en est pas la reproduction mimétique. La représentation des choses n’est pas leur reproduction. En quelque sorte certains de ces paysages n'existent, n'acquièrent un peu d'histoire que parce qu'ils sont photographiés et donc re-présentés. Ce sont des paysages de photographe, des paysages de l’indifférence du regard commun qui sont en absence d’image et que le regard photographique sublime en les inscrivant par une sorte d'effraction visuelle dans une histoire de la représentation. Des paysages que l’on nomme aussi, d'où l'importance que j'attache à la précision toponymique, en espérant que cette nomination sous forme de distinction (ce paysage-là, élu par le photographe, et pas un autre) leur confère quelque renommée possible." (Thierry Girard, Histoires de limites, novembre 2003)

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D'autres itinéraires de Thierry Girard sont à découvrir sur son site.

Je conseille aussi à la lecture « Aux iris », texte de Vincent Cordebard parlant notamment d’une série de photographies de Thierry Girard.

Attention : les images publées ici sont sous copyright! Veuillez prendre contact avec l'artiste avant de les utiliser.

 

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